Page:Revue des Deux Mondes - 1906 - tome 34.djvu/566

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

parlent de rien : ce qu’ils appellent la société, c’est le silence dans le repos, ce qui la distingue de leur solitude, qui est le silence dans l’action. Malgré cela, comme je le disais tout à l’heure, il est certain que mon ouvrage, qui m’a mis dans la même catégorie qu’eux, en me donnant un objet de pensée dont je ne parle jamais, me fait supporter cette vie complètement solitaire et sans communication quelconque. Mais je n’en fixe pas moins dans ma tête une époque où elle finira, et où je retrouverai le petit, très petit nombre d’hommes avec lesquels la parole est encore possible. Or vous savez que vous êtes au premier rang de ces hommes, ou plutôt il n’en est aucun que je puisse placer à côté de vous. Ce n’est donc pas un simple projet que je forme, une rencontre agréable que j’aime à espérer vaguement, c’est une affaire importante pour moi que de vous revoir ; mais vous dire quand, à quelques mois près, est encore difficile. J’ai des affaires ici qui ne finissent point, et tant que ma véritable affaire ne sera pas finie, je ne presserai pas celles qui me servent de prétexte raisonnable, sans lequel je n’aurai pas, avec mon caractère, la fermeté de rester ici. Car d’après ce que je vous dis de Göttingue, vous sentez que pour une femme c’est un insupportable séjour, et je ne pourrais condamner la mienne à cet ennui s’il ne s’agissait pas d’une grande partie de sa fortune. De toutes manières, mon établissement dans les environs ne passera pas cet hiver. Il est même déjà convenu que nous partirons cet automne. Mais je compte sur nos débiteurs, et dans ce genre ils ne m’ont pas encore manqué. Il y a donc une possibilité que je vous revoie vers le mois de novembre. Il y a une probabilité que ce ne sera qu’au mois de mars ou d’avril. Je ne ferai que traverser la Suisse. Il y a un château désert dont je ne pourrais supporter la vue ni même le voisinage. Quelques politesses à quelques parens et je partirai pour Paris, et, si vous êtes à Nantes[1], j’irai le plus tôt que je le pourrai à Nantes. Vous me paraissez préférer que nous nous voyions là, et je le préfère aussi de beaucoup. Nous serons plus libres, et nous causerons autant que nous pourrons le souhaiter.

  1. M. de Barante donnait souvent rendez-vous à Nantes aux amis qui désiraient le rencontrer. Nantes était moins éloignée de Paris que Napoléon-Vendée, le voyage plus facile et les routes, surtout, bien meilleures. Il devait s’y installer officiellement quelques mois après ; le 12 mars 1813, M. de Barante fut nommé préfet de la Loire-Inférieure.