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retiennent ; sans mes affaires, je n’aurais aucun motif raisonnable dans l’acception commune du mot, pour y rester ; sans mon Polythéisme, je n’y resterais pas, quelles que fussent mes affaires. Et sans Villers, je n’aurais pas la force d’y rester, même pour mon ouvrage, parce que sa conversation est le seul délassement que je puisse trouver ici. Mais cette triple combinaison me fait demeurer, quand bien des gens se sauvent. Il est vrai qu’ils mettent à eux un grand intérêt, et que je n’ai pas ce bonheur. Je ne puis guère craindre un avenir dont j’espère si peu : et les chances de la vie ne m’effrayent pas, parce que je n’en vois aucune de bonne. La seule chose pour laquelle j’aie et j’acquière chaque jour une invincible répugnance, c’est l’agitation. Je resterais, je crois, dans un hôpital de pestiférés, plutôt que d’en sortir en courant : et je vois sans inquiétude venir le moment où toute sortie d’ici sera impossible, parce que cela finira le bourdonnement d’irrésolution qui fait autour de mes oreilles un bruit monotone et fatigant. Mais après avoir pris la plume pour que ma lettre vous parvienne encore, je songe à ce que je mettrai dans cette lettre, et je ne le vois guère. Vous parler éternellement de mon ouvrage, m’ennuyerait plus que vous. Je ne pourrais vous en rien dire qui vous en donnât une idée moins vague que celle qui peut vous en être restée. Il faudra vous le lire, quand il sera fait, mais je me fatiguerais et vous fatiguerais en vain, si je voulais en traiter par lettre. Vous parler des affaires publiques, ne conviendrait ni à moi qui suis éloigné de tout ce qui y a rapport, ni à vous qui marchez à grands pas et brillamment dans la carrière administrative. Vous dire quelque chose sur notre amie, je le voudrais bien, mais je ne sais rien que de très vague. Toute communication est interrompue depuis longtemps, et la communication qui existait n’était point sans gêne. Sa situation extérieure est brillante, comme partout. Elle paraît heureuse, comme partout, à ceux qui ne la connaissent pas. Elle s’agite et souffre sûrement, comme partout et comme toujours. De tems en tems, à d’assez longs intervalles, je rêve d’elle et ces rêves mettent dans ma vie, pour plusieurs heures après que le réveil est venu, un mouvement inusité, comme quand nos soldats passaient auprès d’un grand feu, à Smolensk ou sur la Beresina. Du reste, ma vie est calme, assez douce quand je travaille, mais pesante et désorganisée quand je ne travaille pas. Le monde m’est étranger, je n’ai plus d’identité