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qu’il les apprend, les tenant pour véridiques quand elles flattent ses espérances, négligeant de signaler les exagérations, qui en altèrent la vérité. Il les accompagne de commentaires véhémens, qui s’inspirent de sa haine contre Bonaparte et qui ne permettraient pas aux Français de nos jours de les lire sans que leur patriotisme protestât s’ils ne faisaient la part des malheurs qui avaient exalté au delà de la raison les âmes des victimes et les avaient fermées à la pitié. Ces lettres ne sauraient être séparées de l’histoire des émigrés[1]. On y retrouve l’écho de leurs passions et de leurs inimitiés ; à ce titre, il y a lieu d’en citer ici quelques extraits. Les propos y sont à la fois d’un satiriste dont le spectacle de tant de calamités n’a pas refroidi la verve et d’un prophète qui se réjouit en constatant que ses prophéties se sont réalisées et au delà. On peut regretter cet accent dans une telle bouche. Mais, s’il était différent, ce ne serait plus l’accent de Joseph de Maistre

Au lendemain de l’incendie de Moscou, il écrit à Blacas : « Mon cher comte, mon très cher comte, je vous écris dans un véritable transport de joie : ou je me trompe infiniment ou Buonaparte est perdu. La raison ne sert plus à rien. Sa Majesté la Providence impose silence à la logique humaine et rien n’arrive que ce qui ne devait pas arriver. Si nous avions fait notre devoir sur le Niémen, que serait-il arrivé ? On aurait fait la paix, car c’est ce que chacun voulait sans oser l’avouer, et chaque chose serait demeurée à sa place. Au lieu de cela, nous avons fait toutes les fautes qu’on peut commettre à la guerre. Les Français ont pénétré dans la Russie. Napoléon n’a pas douté de dicter la paix, appuyé de l’influence du chancelier dont il était sûr. Il s’est jeté dans Moscou, bien certain dans ses idées d’en sortir triomphant, un traité de paix à la main. Qu’est-il arrivé, monsieur le comte ? L’armée russe a fait une retraite de quinze cents verstes, sans peur et sans reproche, battant l’ennemi toutes les fois qu’elle se trouvait en contact avec lui et reculant durant trois mois entiers sans éprouver un instant de découragement et sans qu’il ait été possible aux Français de pénétrer, de dissiper ou d’envelopper un seul de ces corps disséminés, suivant l’aveu

  1. C’est un devoir agréable pour moi de constater ici que ces lettres ainsi que celles que j’ai précédemment citées, comme d’ailleurs un grand nombre des Correspondances qu’on a lues dans mes études sur l’Émigration, proviennent des Archives de M. le duc de Blacas et de lui exprimer ma vive gratitude pour le bienveillant empressement qu’il a mis à me les ouvrir.