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serai très satisfait. Combien il y a de choses à dire ! mais je n’ai pas le temps. Je vous serre dans mes bras. C’est tout ce que je puis vous griffonner à la hâte en courant à la cathédrale pour un Te Deum un peu mieux motivé que beaucoup d’autres.

« Les Français dans les derniers temps ont mangé de la chair humaine. On en a trouvé dans la poche de plusieurs prisonniers. Le général Korff en a vu trois qui en faisaient rôtir un autre. Il l’a attesté dans une lettre qui est ici et l’Empereur le confirme. »

Le 24 décembre, veille de Noël, afin de prouver à Blacas qu’il n’a pas assombri ses tableaux, De Maistre lui envoie la copie d’une lettre qu’il a reçue de son fils. Ce jeune officier vient de parcourir le théâtre des dernières batailles et, sous l’impression de ces spectacles tragiques, il les décrit d’une plume que font trembler l’émotion et l’effroi : des cadavres en pourriture entassés dans des maisons qu’a détruites l’incendie et dont les décombres sont retombés sur eux ; parmi ces centaines de morts, quelques vivans « dépouillés jusqu’à la chemise par quinze degrés de froid. » L’un d’eux lui a dit :

— Monsieur, tirez-moi de cet enfer ou tuez-moi. Je m’appelle Normand de Flageac ; je suis officier comme vous.

« Je n’avais aucun moyen de le sauver. Tout ce qu’on put faire, ce fut de lui donner des habits, mais sans pouvoir le tirer de cet horrible lieu. De quelque côté qu’on aille, on trouve les chemins couverts de ces malheureux qui se traînent encore mourant de froid et de faim. Leur grand nombre fait qu’il est souvent impossible de les recueillir à temps et ils meurent presque tous avant d’arriver au dépôt. Je n’en vois jamais un sans maudire l’homme infernal qui les a conduits à cet excès de malheur[1]. »

De Maistre complète ces détails affreux :

« Imaginez, mon cher comte, un désert de mille verstes, couvert de neige sans aucune trace d’habitation humaine ; voilà la scène. Là l’humanité et la charité même sont impuissantes. Les Français ont cessé même d’être sauvables, car, si on les réchauffe, ils meurent ; et, si on leur donne à manger, ils meurent encore. Un médecin français, fait lui-même prisonnier, a dit que

  1. En même temps qu’il envoyait à Blacas une copie de cette lettre de son (ils, De Maistre en envoyait une au comte de Front, ministre de Sardaigne à Londres. Elle figure dans sa Correspondance publique.