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religieuse, est censée émaner d’un évêque. Il veut que l’Église remette ses biens aux pauvres ; il ne semble pas s’apercevoir que c’est précisément le bien des pauvres et que les pauvres le perdent le jour où l’Église s’en dessaisit. D’ailleurs, de quoi vivra le clergé ? S’il cesse d’être propriétaire, il faut qu’il devienne fonctionnaire ou mendiant.

Lorsqu’elle était encore jeune fille, elle avait composé un petit conte à la Voltaire, intitulé le Noble, qui est fort spirituel, encore qu’un peu complaisamment écrit et excessivement chargé d’ironie. Elle y cinglait les vices et les ridicules de la noblesse avec une cruauté qui, peut-être, avait surtout pour but de scandaliser les hobereaux d’Utrecht et le beau monde de La Haye. En même temps elle s’avouait fort aise de sentir dans ses veines le vieux sang des Tuyll de Zuylen. À la veille de la Révolution elle se retrouvait avec la même contradiction : anti-aristocrate, mais non démocrate, comme elle se définissait elle-même un peu plus tard. Derrière le Tiers-État qui, selon Sieyès, devait être tout, mais qui ne représentait pour elle que la seule bourgeoisie, elle voyait monter la marée des revendications sans fin. Les crimes des Jacobins lui firent horreur ; mais quand elle vit de près les enfantillages, les commérages, l’incurable légèreté des émigrés, tout en aidant son ami Du Peyrou à les secourir et à les protéger, tout en faisant ses amis intimes de quelques-uns d’entre eux, elle se confirma dans l’idée que les hautes classes avaient vécu et même vécu un jour de plus que leur temps. Après le 9 Thermidor, elle ne voulut pas se faire néo-girondine avec son ami Benjamin Constant, croire à une république raisonnable et modérée. Que demandait-elle ? Un despote qui remît tout en ordre et en place. Il vint et elle ne le reconnut pas.

Telle fut la politique de Mme de Charrière, politique purement négative mais non dénuée de quelque sens critique. Il faut la joindre à la liste déjà longue des témoins étrangers qui assistèrent, de loin, à la Révolution et la jugèrent avec plus ou moins de sagacité et de justice[1].

Mme de Charrière est l’auteur de trois petits écrits relatifs à 

Jean-Jacques Rousseau et qui forment un groupe à part dans

  1. Si l’on veut être complet, on ajoutera aux autres écrits politiques de Mme de Charrière les Dix lettres trouvées dans la neige, composées à la requête d’un ami pour calmer l’effervescence qui, en 1794, se manifestait au Locle et à la Chaux-de-Fonds. Ces lettres, on le conçoit, n’ont qu’un intérêt purement local.