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Mme de Charrière ne nous cache pas le nom de ses maîtres : ils s’appellent Mme de La Fayette, Marivaux, et l’abbé Prévost. Il lui eût été difficile d’en choisir de meilleurs, à moins de passer la Manche et d’évoquer, avec Diderot, l’immortelle Clarisse. Dans une lettre adressée à un de ses amis de Hollande qui l’avait interrogée sur ses ouvrages[1], elle indique l’impression produite en elle par un roman hollandais, Sarah Burgerhart. C’est là qu’elle avait vu combien une aventure romanesque gagne à être placée dans un cadre vrai, exactement défini et détaillé avec précision. Placer une sœur de la princesse de Clèves, ou de Marianne, ou de Manon dans un décor peint par Melzu, Terburg, Miéris ou Gérard Dov n’est, certes, pas un plan à mépriser. Mais l’a-t-elle suivi ? Seulement dans la première partie des Lettres de Lausanne où cette vérité locale n’encadre, malheureusement, que des figures d’un médiocre intérêt, et dans les Lettres Neuchâteloises où il arrive quelquefois à l’accessoire de venir sur le premier plan et de déborder du cadre. Partout ailleurs, le lieu de la scène est vague, banal, quelconque comme la place où se déroule la tragédie antique, comme la forêt où tout le monde se rencontre dans les romans de chevalerie. C’est grand dommage. Ah ! si elle avait passé seulement huit jours à Bath, lors de son voyage en Angleterre, quel joli fond de toile elle eût pu donner à Caliste ! Mais elle ne possède pas ce don de voir, dans tous ses détails et sous tous ses aspects, un lieu imaginaire, de le peupler, de le meubler, de l’animer et de faire partager à d’autres l’illusion après se l’être donnée à soi-même.

Est-elle plus inventive en ce qui touche les caractères ? Elle s’est défendue spirituellement d’avoir, dans les Lettres Neuchâteloises, visé tel ou tel. Elle dit, dans cette lettre au Hollandais dont il a été question plus haut : « Lorsqu’on représente un troupeau de moutons, chaque mouton croit reconnaître son portrait ou, du moins, celui de son voisin. » Cela est plaisant, mais les moutons, pardon ! les Neuchâtelois n’en furent pas persuadés et ils n’avaient pas tout à fait tort puisque M. Godet a retrouvé et nous désigne, un à un, la plupart des originaux qui ont posé devant l’écrivain. En poignant Mme de la Prise, elle

  1. Cette lettre, dont on connaissait déjà quelques fragmens publiés dans la Préface de l’édition des Lettres Neuchâteloises de 1833, a été retrouvée par M. Godet depuis l’apparition de son livre et a été donnée au public dans le Journal de Genève du 14 mai 1906.