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pensait à Mlle de Mézerac. Ce caustique Neuchâtelois qui fait aux étrangers les honneurs de sa ville et de ses compatriotes en se moquant de l’une et des autres, est M. de Marval. Une jeune fille du canton de Vaud a prêté à Cécile (Lettres de Lausanne) ce commencement de goitre et cette transpiration facile qui donne de la transparence à son teint : deux détails naturalistes qui affligeaient Paul de Molènes et je suis bien de son avis ! Dans Joséphine (Trois Femmes), la femme de chambre qui a de si vilaines mœurs et de si beaux sentimens, nous reconnaîtrions, sans avoir besoin d’être aidés, cette étonnante Henriette Monachon, la femme de chambre de Mme de Charrière dont les aventures galantes mirent plusieurs fois le trouble dans la maison et que sa maîtresse soutint, avec un si absurde don-quichottisme, contre les autorités civiles et religieuses et contre ses propres amis. Le ménage Henley, le mari philosophe et la femme qui veut des émotions, c’est le ménage Charrière en personne. Mme de Charrière se retrouve dans la mère de Cécile qui met tant de finesse à faire des gaffes et tant d’esprit à dire des sottises. Et c’est encore Caliste elle-même, malgré la différence des situations, car pourquoi aurait-elle « tant pleuré » en décrivant l’amertume, le déchirement de la femme trahie si elle ne s’était souvenue de ce qu’elle venait de souffrir elle-même pendant les journées solitaires et désespérées de sa retraite à Chexbres ? Enfin, Mme de Charrière reparaîtra encore sous la forme d’un de ces abbés fantastiques dont elle a le secret dans les Lettres d’Emigrés, où, du reste, elle a jeté toutes crues et sans le moindre déguisement les personnes qui composent sa société intime, à commencer par Suzanne Moula et Benjamin Constant.

En deux de ces circonstances, cependant, elle a fait œuvre de romancier ; elle s’est approprié, elle a marqué de son originalité deux de ces types qu’elle avait empruntés à la réalité vivante. C’est lorsqu’elle a peint Marianne de la Prise, l’héroïne des Lettres Neuchâteloises, et Caliste, dont la touchante histoire remplit la seconde moitié des Lettres de Lausanne. J’ai peur de préférer la première à la seconde, mais je me hâte de prévenir le lecteur que j’ai contre moi Mme de Staël, Sainte-Beuve et, je crois, à peu près tout le monde. D’ailleurs, on fera bien de se méfier d’un homme qui, en pleine floraison du roman psychologique, regrette cet art d’autrefois, ces romans concentrés où un mot, un geste, un regard montraient toute une ame jusqu’au