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frères. C’était un homme modeste, point ambitieux ni intrigant, qui avait la passion des mathématiques. Il n’avait pas prévu le périlleux honneur d’épouser une Belle de Zuylen et c’est lui-même qui essaya de lui démontrer les dangers et les désavantages de leur union. Elle s’obstina. Dans ses lettres de ce temps, elle répète, avec une instance qui est presque pénible à observer : « L’homme que j’aime. » Elle veut se le persuader à elle-même en même temps qu’imposer aux autres le respect de son choix. Le soir du mariage, les deux anciens élèves de M. de Charrière, devenus ses beaux-frères, s’amusèrent à lui faire boire du punch. De là s’ensuivit un malaise de l’honnête gentilhomme et l’on entrevoit une nuit de noces qui n’a rien de romanesque.

D’Utrecht ils vont à Paris et la jeune femme n’en est pas éblouie. Disons-le franchement : elle n’aima jamais ce pays dont elle parlait et écrivait si bien la langue, dont le génie était en elle. Elle ne le connut jamais bien. Cette noblesse formaliste et corrompue, imbue d’une philosophie qui ne menait à rien ou feignant une foi qu’elle n’avait plus, ne l’attirait guère et, plus tard, la petite bourgeoisie et le bas peuple lui parurent aussi grossiers et aussi féroces que l’aristocratie lui semblait frivole, vicieuse, usée. Elle croyait assister à une fin de race.

La voici maintenant dans ce manoir du Pontet où elle apporte l’aisance, au moins pour un temps. Elle va y vivre entre ce mari philosophe et deux belles-sœurs que le manque de fortune et d’agrémens personnels ont clouées là sans espoir de trouver up établissement. L’une est aigrie et revêche ; l’autre est la bonté même, mais sans aucune ouverture d’esprit. Neuchâtel, la ville voisine, d’où il faut tirer toutes les ressources matérielles et intellectuelles, n’est guère qu’un grand village avec trois mille habitans. Pourtant il y a de l’aristocratie, de la richesse, des plaisirs, une vie mondaine et des prétentions justifiées à la politesse. Aux noms qui passent devant nous, nous ne tardons guère à nous apercevoir que Neuchâtel a une importance bien supérieure à ce que promet sa population et qu’on est ici, en quelque sorte, sur le grand chemin où tout passe, les hommes, les événemens, les idées. Hier encore, c’était l’asile de Jean-Jacques et Mylord Maréchal y commandait pour le roi de Prusse. Voltaire n’est pas loin et Gibbon achève son histoire de la Décadence de l’Empire romain dans un autre coin de cette même Suisse romande où vont bientôt paraître Mme de Staël et Benjamin Constant. Aussi