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adressait des billets auxquels elle s’empressait de répondre[1]. Ils n’en causaient pas moins, au jardin, à souper, jusque dans la cuisine où ils philosophaient à leur manière devant un beau feu de sarmens. La bonne Mlle Louise allait et venait autour d’eux, tout étourdie de ces plaisanteries audacieuses qui éclataient près d’elle, et laissait quelquefois échapper un : « mais, mais, mais ! » qui est bien Suisse romande et que je crois entendre. Et Mlle Moula, — l’amie de Genève, — que le gamin féroce plaisantait sur les aridités de son corsage, se vengeait en découpant sa silhouette falote et dégingandée. Cet automne fut, peut-être, pour tous les deux, le meilleur temps de leur vie.

Enfin, il quitta, dans les premiers jours de 1788, ce cher manoir du Pontet où il avait apporté tant de gaîté et trouvé tant de repos. Il s’éloigna, mais, à chaque étape et jusque dans sa chaise de poste, il griffonnait des messages où il racontait à l’amie laissée derrière lui les menus incidens du voyage. Arrivé à destination, sa correspondance se change en un véritable journal où revit — si elle a jamais vécu ! — la petite cour automatique dont les gestes semblent réglés par des mouvemens d’horlogerie. Il prétend s’ennuyer, être au désespoir. Mais on n’a jamais vu un désespoir plus spirituel ni un ennui décrit de façon plus amusante. C’est le compliment que lui adresse Mme de Charrière et il est mérité.

Impossible d’ajourner plus longtemps le problème délicat qui se pose de lui-même. Que s’était-il passé entre eux ? Quelle espèce de lien existait entre ce garçon qui avait tout juste vingt ans et cette femme qui en avait quarante-sept bien sonnés ? Lorsqu’on se rappelle que Mme de Charrière, jeune fille, s’avouait « voluptueuse, » que Benjamin Constant était un débauché dépourvu de scrupules, lorsqu’on songe à ces longues nuits en tête à tête, lorsqu’on rencontre, dans les lettres de Benjamin, des explosions comme celle-ci : « Isabelle, je t’embrasse, » et autres mots qui ne semblent guère pouvoir s’échanger que d’amant à maîtresse, on est tenté d’adhérer à la silencieuse conclusion de Sainte-Beuve, à cette conclusion qu’il suggère, mais qui, sous la plume des critiques venus après lui, s’est transformée en une brutale affirmation : « Benjamin Constant, qui avait été l’amant

  1. Il porta cet usage plus tard à Coppet. Là, on fit mieux, ou pis. Le soir, assis autour d’une grande table, les hôtes du château s’écrivaient au lieu de causer. Je ne crois pas qu’on puisse pousser plus loin la rage écrivassière.