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cri du pauvre vagabond qui a entrevu, dans la nuit, les lumières du home ?

Comme il se savait aimé plus, mieux et autrement qu’il n’aimait lui-même, il essayait de donner le change à la pauvre âme en peine par ces jolis mots tendres, par ces ardentes caresses dont les enfans gâtés ont le secret. Au surplus, c’est de ce style-là qu’à l’âge de douze ans, il écrivait à sa grand’mère. Mais elle ? Elle souffrit cruellement de n’être aimée qu’à demi, alors qu’elle aimait avec tout son être. Mais il le fallait : ainsi l’ordonnait son maître le Destin. Il y a quelques années, M. Godet donna une conférence à Paris sur ce sujet. Le lendemain, au dîner des Débats, notre confrère M. André Hallays, répéta à Renan les argumens dont s’était servi le conférencier pour réhabiliter son héroïne. M. Goblet, présent à la soirée, s’approcha pour recueillir l’impression du maître. Le sphinx-philosophe répondit, avec ce léger haussement d’épaules que l’on connaît : « Pourquoi pas ? Les femmes sont si étranges ! » Voilà qui vaut déjà mieux que l’absolution, un peu grossière, de Sainte-Beuve. Mais je ne consens point que Mme de Charrière se soit montrée étrange en cette circonstance. Elle savait que le don de son esprit retiendrait plus longtemps Benjamin que le don de sa personne. Elle fut une avare ménagère du bonheur qui lui était mesuré. C’est une terrible tragédie que celle de l’amour né trop tard et qui est obligé de se déguiser en amitié, une tragédie plus commune qu’on ne pense. Mais le monde ne peut la plaindre, parce qu’il ne la connaît pas, car ceux qui en souffrent la cachent comme une lèpre et se laissent ronger le cœur en silence.

Il m’est impossible de suivre cette liaison dans toutes ses phases. Sainte-Beuve, qui croyait à des relations matérielles, voit venir très vite la satiété, tandis que M. Godet est en mesure de prouver que la tendre amitié du jeune homme pour la châtelaine du Pontet dura longtemps et que, si elle subit des éclipses, elle eut de vils retours de ferveur. Leur principale querelle fut à propos d’un procès où le colonel de Constant ne joua pas un rôle fort brillant. Benjamin prit, avec une fougue qui l’honore, la défense de son père. Mme de Charrière aimait peu cette famille dont elle se savait mal jugée, et, soit malveillance, soit, comme elle l’explique, pour mettre son ami en garde contre des rumeurs fâcheuses, laissa tomber dans une lettre Quelques phrases peu