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flatteuses pour le colonel. Benjamin répondit par des impertinences, somma Mme de Charrière de détruire ses lettres et jeta au feu celles qu’il avait reçues d’elle. Perte irréparable : nous n’assistons à leur liaison que comme on assiste à une conversation par le téléphone dont on n’entend qu’une moitié. Ils se rapprochèrent bientôt, pour se quereller et se réconcilier encore. Dans l’hiver de 1793-94, Benjamin fit un long séjour à Colombier dans le voisinage immédiat du manoir où il passait presque toutes ses journées. Mais la fin inévitable, le divorce intellectuel s’annonçait par bien des symptômes. Ce n’était point la satiété physique de l’amant, mais l’impatience du disciple qui veut secouer le joug de son maître.

Il avait maintenant, comme disent les Anglais, out grown cette amitié-là. Il était las de cette tendre tyrannie qui lui prescrivait des lectures et des impressions. Bon pour cette femme désenchantée et sur le déclin de s’enfermer dans un dédaigneux et universel scepticisme. Lui, il voulait se mêler aux hommes, se tailler un rôle, se faire un nom, et ses ambitions, qu’elle ne semblait guère prendre au sérieux, regimbaient contre elle et l’inclinaient à la révolte. Il cherchait des mobiles d’action, un parti à servir et elle n’avait à lui offrir que des sensations d’art, en religion et en métaphysique le doute, en politique l’abstention. Il croyait à la Révolution où elle ne voyait qu’une mêlée confuse de passions et de systèmes, également incapable de plaindre les vaincus ou d’admirer les vainqueurs. Il voyait se lever vers l’Allemagne une lumière qui allait éclairer le monde, tandis qu’elle en était encore à considérer les Allemands comme des balourds qui essaient d’imiter les grâces françaises et de traduire la pensée française, mais ne réussissent qu’à l’obscurcir. Ils étaient semblables à deux instrumens désaccordés qui ne peuvent plus jouer au même diapason. Tout à coup, ces choses qu’il rêvait, qu’il entrevoyait et que Mme de Charrière ne voulait ni ne pouvait lui donner, une autre femme allait les lui apporter avec une netteté, une richesse, une splendeur d’imagination inespérée et irrésistible. Et cette femme avait près de trente ans de moins que Mme de Charrière. Laide, la fascination de son éloquence la rendait plus séduisante que les plus jolies femmes. Elle était le génie du siècle qui allait naître comme Mme de Charrière incarnait l’esprit de celui qui finissait. Placé entre elles comme entre le passé et l’avenir, son choix pouvait-il être douteux ?