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Le plus puissant facteur de paix qui ait jamais agi en Irlande, c’est l’Église catholique : l’Angleterre ne lui en saura jamais assez gré. Si ce facteur de paix n’a pu toujours éliminer les facteurs de troubles, il en a toujours contre-balancé l’action, amorti les effets. « Les Irlandais seraient libres depuis longtemps disait le révolutionnaire John Mitchel, but for heir damned souls, n’étaient leurs diablesses d’âmes ! » Le clergé a sapé les bases de toute insurrection, paralysé par l’excommunication tout effort de la « force physique » et toute action des « sociétés secrètes. » Et pour peu qu’on réfléchisse à l’étendue de son pouvoir, à son influence dans la vie publique et jusqu’au dernier des hameaux perdus de la campagne, à la force et à la ferveur du loyalisme que lui a voué le peuple, on se demandera ce qui serait advenu si par impossible il s’était jeté du côté de l’action !...

Il a pris part à l’agitation légale et constitutionnelle, par patriotisme non moins que par crainte de l’agitation révolutionnaire. Il ne l’a pas fait toujours avec mesure, et sans doute il va bien des choses à regretter dans son intervention proprement politique au cours du dernier siècle : ces emportemens de prêtres changés en tribuns pendant la crise agraire de 1880-1890, cette inutile campagne antiparnelliste menée par une grande partie du clergé, de 1890 à 1895, et, aujourd’hui même, ces harangues parfois excessives prononcées par des prêtres sur les plates-formes des meetings, ces discussions politiques soulevées au sein du clergé même et qui font qu’un petit vicaire de campagne se permettra d’attaquer le primat d’Irlande pour ses déclarations sur la loi agraire. Mais n’oublions pas, ici encore, que c’est la tyrannie anglaise qui a fait au clergé son rôle politique et qui a « forcé » le pays dans une série d’agitations constitutionnelles, agitations civiles et religieuses d’abord, puis agraires et politiques, dont le clergé n’avait ni le pouvoir ni le devoir de rester spectateur indifférent. Seul leader du peuple, il se devait à lui, il s’est fait son soutien dans les revendications nécessaires et dans cette lutte inégale contre l’oppression dont, sans lui, le peuple ne fût jamais sorti vainqueur, et il n’est pas de juge impartial qui ne reconnaisse que, dans l’ensemble et sauf les excès individuels, il employa le meilleur de sa force à contenir l’agitation, à proscrire les violences, à faire sentir contre l’anarchie et la jacquerie son autorité modératrice et répressive.

Un pouvoir conservateur se fait malaisément artisan de progrès.