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est rare. Elle empêche de se briser la chaîne d’une tradition. Elle entretient chez le lecteur le goût des pensées nobles et des sentimens délicats, la poésie ne se prêtant guère à l’expression de ce qui est vulgaire ou médiocre. Surtout elle sert à « défendre et illustrer » la langue ; elle nous rappelle sans cesse ces principes de l’art d’écrire : le respect de la forme, le choix des mots, le sens du rythme et de l’harmonie. Il arrive assez fréquemment qu’il y ait comme une éclipse dans le rayonnement poétique : on dit que les temps sont passés, que la poésie est morte ; elle, cependant, ne meurt que pour renaître. Dans ces dernières années, il faut avouer que la production poétique avait été assez décevante. Mais c’est qu’il y a une lutte entre les genres littéraires comme entre les espèces vivantes, et chacun d’eux à son tour témoigne de sa vitalité. Certes, nous ne manquions jusqu’ici ni de romanciers, ni d’écrivains de théâtre : voici que nous assistons à toute une éclosion de poésie. Les jeunes poètes sont une pléiade. Nous ne les nommerons pas tous ; nous ne leur donnerons pas de places, et ceux que nous aurons omis, ce ne sera pas signe que nous les dédaignions ; mais nous ne rédigeons pas un palmarès. Et, puisque le meilleur moyen de louer les poètes est de citer leurs vers, nous aurons soin de mettre sous les yeux du lecteur le plus grand nombre possible des pièces qui nous ont charmé, tandis que, par ces chaudes journées d’été, nous feuilletions les écrits de ces jeunes hommes au langage harmonieux.

Il y a une quinzaine d’années, on ne pouvait, sans une juste appréhension, ouvrir un livre de vers nouveaux. On savait d’avance à quelle torture on s’exposait : celle d’assister aux vains efforts de littérateurs, impuissans à débrouiller leur propre pensée. Symbolistes, décadentistes, vers-libristes n’ont à se plaindre de personne, sauf d’eux-mêmes. Si une certaine presse ne leur a pas ménagé l’ironie, c’est qu’ils avaient grand soin de la provoquer. Quant à la critique, elle s’est efforcée de venir à leur secours, de les aider à voir clair dans leurs brouillards, et de formuler pour eux leurs vagues aspirations. Nulle part la théorie symboliste n’a été plus fortement exposée qu’ici même, et nous pouvons bien le dire puisque c’était à une époque où nous n’y écrivions pas. Les poètes d’alors dogmatisaient volontiers ; ceux d’aujourd’hui se méfient des théories. Ils ne lancent pas de manifestes, ils ne rédigent pas de programmes, ils affectent de ne mettre en tête de leurs livres pas même un bout de préface. Ils ne forment ni écoles, ni groupes, et ils n’ont, pour se reconnaître entre eux et se désigner à l’attention publique, aucun vocable à terminaison