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Taine est celui qui a le mieux décrit, au début de la nôtre, ce phénomène d’ « anarchie spontanée, » dont il a réuni tant de traits épars sur toute la surface du territoire. Mais, sous cette décomposition de surface, une recomposition se formait, spontanément aussi, et, bien avant qu’on ait pu dire que déjà Napoléon perçait sous Bonaparte, les linéamens d’un gouvernement nouveau, extrêmement concentré et vigoureux, apparaissaient aux yeux les moins perspicaces. L’esprit du jacobinisme était, à coup sûr, un esprit de gouvernement. Tout tendait à une organisation puissante, et il y a eu changement plutôt qu’interruption de souveraineté. Telle a été la physionomie de notre révolution. Celle de la révolution russe est tout autre : on y relève bien les phénomènes d’anarchie constatés ailleurs ; ils ont même quelque chose de plus accentué et surtout de plus général, car ils s’étendent au gouvernement et à l’administration jusque dans leurs œuvres vives : quant aux symptômes révélateurs d’un ordre de choses nouveau et prochain, on ne les aperçoit nulle part. Et c’est là ce qui est inquiétant.

Nous reconnaissons volontiers que la Douma n’a pas tenu les espérances qu’on avait mises en elle : mais serait-il juste de lui en attribuer toute la faute ? Non, certes : ce serait, au contraire, une grande injustice. Il est si naturel que la Douma ait montré de l’inexpérience, qu’on ne saurait lui en faire un grief. En revanche, elle était pleine de bonne volonté, et un gouvernement qui aurait voulu se donner la peine d’entrer en collaboration loyale avec elle, pour l’éclairer et la diriger, aurait certainement obtenu quelques résultats de son entreprise. Par quelle aberration inconcevable, au moment même où on a fait sortir de la boîte magique un personnage aussi naturellement débordant, encombrant et, tranchons le mot, menaçant, qu’une grande assemblée politique, et cela dans un pays où l’expérience était tentée pour la première fois, a-t-on amoindri le gouvernement au point d’en présenter le minimum et de le faire tomber dans la nullité ? Cette faute initiale a tout compromis. Il est incroyable et pourtant vrai que, pendant plusieurs semaines, le ministère Gorémykine n’a saisi l’assemblée d’aucune proposition législative, et, lors- qu’il s’est enfin décidé à sortir de cette inertie, les quelques projets qu’il a déposés d’abord ont été d’une insignifiance et d’une puérilité telles qu’on aurait pu croire à une intention d’ironie. Le télégraphe n’a-t-il pas annoncé un jour au monde étonné que le ministère venait de soumettre à la Douma une demande de crédit en vue de la réparation d’un lavoir dans un établissement scolaire ? Les circonstances