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critique a trouvé une réponse par le moyen de laquelle le « beau désordre » de Montaigne se ramenait, bon gré mal gré, à l’ordonnance d’un « discours suivi. »

Ne serait-il pas temps, peut-être, d’en finir avec cette superstition ? « Je sais un peu ce que c’est que l’ordre… » dira bientôt quelqu’un, et, celui-là, nous ne ferons pas difficulté de l’en croire, puisqu’il sera Pascal, mais nous savons bien qu’il n’y a rien de plus rare que cette science, ou cet art, ou ce don de l’ordre. C’est encore le cas de rappeler ici, pour demeurer entre Gascons, ce grand livre de l’Esprit des Lois ! Il y a du génie dans l’Esprit des Lois, mais, il n’y a point d’ordre ; il n’y a pas non plus d’unité ni de continuité. C’est nous qui nous efi"orçons d’y en mettre ce qu’il faut pour que l’analyse de l’ouvrage nous soit plus facile, et plus facile encore l’expression d’un jugement ou d’une opinion « personnelle » sur Montesquieu. Seulement il ne s’agit plus, en ce cas, que de savoir si nous ne défigurons pas l’écrivain en l’unifiant. Pareillement Montaigne. Ce n’est pas un portrait de lui que nous retraçons, c’en est le schéma, si je puis ainsi dire, quand nous ramenons ou que nous essayons de ramener ses Essais à quelques idées prétendues maîtresses, qui s’y retrouveraient partout, dans le chapitre sur les Pouces ou dans celui des Coches, comme dans l’Apologie de Raymond de Sebonde ! « Les Essais, dit à ce propos M. Edme Champion, ne furent d’abord qu’un paquet de notes dans lequel Montaigne entassait pêle-mêle, au hasard, des textes recueillis sans choix, sans ombre de critique, sans écarter les choses les plus oiseuses et les plus puériles… Des chapitres entiers sont « un fagotage de pièces décousues, » — c’est Montaigne qui le reconnaissait lui-même en 1580, mais il s’en est dédit depuis, — des enfilades de citations qui n’ont pas même l’excuse, de servir de prétexte à une remarque instructive ou ingénieuse, qui ne s’expliquent que par le désœuvrement, le parti pris de s’imposer pendant quelques heures une tâche propre à passer le temps, en évitant de réfléchir. » Ces paroles ne sont-elles pas un peu dures ? Il est difficile d’être Michel de Montaigne, et, des heures durant, de transcrire ou de traduire des textes anciens comme qui dirait à l’aventure, du Lucrèce et du Virgile, du Sénèque et du Plutarque, et, quand ce serait à l’aventure, sans éprouver le besoin de commenter pour son compte, et de continuer en la paraphrasant, ou de contredire l’idée qu’ils expriment. Mais, tout Montaigne