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cas humains représentés au vif ? » Pareillement les anecdo os répandues à profusion dans les Moralia de Plutarque, dont la traduction achevait de paraître en 1572, dans l’année même où Montaigne commençait d’ébaucher ses Essais ? Ce sont autant de renseignemens, et, n’hésitons pas à prononcer le mot, quelque moderne qu’il soit, ce sont des « documens » pour la connaissance de l’humanité. C’est aussi bien ce qu’il nous dit lui-même, et, si spirituellement, dans ce joli passage : « En l’étude que je fais de nos mœurs et mouvemens, les témoignages fabuleux, pourvu qu’ils soient possibles, y servent comme les vrais. Advenu ou non advenu, à Rome ou à Paris, à Jean ou à Pierre, c’est toujours un tour de l’humaine capacité, duquel je suis utilement avisé par ce récit. Je le vois et en fais mon profit également, tant en ombre qu’en corps. Et aux diverses leçons qu’ont souvent les histoires je prends à me servir de celle qui estia plus rare et mémorable. » [Essais, I, 21, 1595.] L’histoire, et plus particulièrement l’histoire des mœurs, celle des coutumes, — l’histoire que de nos jours nous appellerions « anecdotique » et « intime, » — l’histoire conçue, dans le temps et dans l’espace, comme le prolongement de notre expérience en tout sens, telle est la matière où notre application devra donc désormais s’attacher. Un livre est ouvert devant nous, où nous n’avons qu’à lire, et pour y lire qu’à ouvrir les yeux : ce sont les « histoires » qui en font la substance. L’intérêt de ces histoires est de nous montrer l’homme dans toutes les attitudes ; elles sont à la fois l’illustration et la démonstration de vérités qui ne seraient sans elles que conjectures ou suppositions. Pour entendre quelque chose au mécanisme de nos passions, il n’est que de les voir en acte et de comparer les uns avec les autres les rapports que les historiens nous en font. Et au terme de ces comparaisons, quand on estime en avoir tiré tout ce que l’on pouvait, il ne reste plus qu’à faire une dernière démarche qui est, pour ainsi dire, de vérifier en nous la justesse de nos conclusions.

C’est ici qu’à mon sens, on achève de comprendre Montaigne, et en quoi son projet de se peindre a vraiment consisté. Ne disons rien à ce propos de tant de cyniques montreurs d’eux-mêmes. Mais les intentions de Montaigne, quand il se peint, n’ont rien de commun avec celles de saint Augustin dans ses Confessions, ou de Rousseau dans les siennes, ou de Chateaubriand dans ses Mémoires d’Outre-Tombe. Non sans doute