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se moquent !] Voilà un discours ignorant ! En voilà un trop fol ! » — Oui, fais-je ! mais je corrige les fautes d’inadvertance, non celles de coutume. Est-ce pas ainsi que je parle partout ? Ne représenté-je pas vivement ? Suffit ! J’ai fait ce que j’ai voulu, tout le monde me reconnaît en mon livre et mon livre en moi. » [III, 3, 1588]

Nous voyons ici comment le caractère du style de Montaigne se lie à la nature de son observation. Si nous voulons exprimer ou représenter fidèlement la vie, c’est à la vie qu’il faut que nous en demandions les moyens. Toute rhétorique est vaine, non seulement vaine, mais fausse, mais dangereuse, qui n’aurait pas uniquement pour objet de nous enseigner l’usage de ces moyens. Ils sont d’ailleurs à notre portée, sous notre main, « emmy les rues françaises, » où nous n’avons qu’à les reconnaître. Et, après cela, formé ainsi à l’école de la réalité, l’écrivain pourra céder quelquefois à la tentation de l’orner, ou de l’ « artialiser, » selon l’expression de Montaigne, qui lui-même n’en évitera pas toujours le reproche, qui s’amusera de ses propres trouvailles, qui ne négligera rien de ce qu’il faudra faire pour en assurer la fortune, mais qu’importe ? Il y a désormais de par lui, de par ses Essais, une « manière d’écrire » qui est la bonne, et qui l’est, non point pour telle ou telle raison, qu’on donne encore dans les écoles, mais parce qu’elle est la plus conforme à la réalité, à la « nature » et à la vie. « La manière d’écrire d’Épictète, de Montaigne et de Salomon de Tultie est la plus d’usage, qui s’insinue le mieux, qui demeure le plus dans la mémoire, et qui se fait le plus citer, parce qu’elle est toute composée de pensées nées sur les entretiens ordinaires de la vie. » Ce sera la manière de nos grands écrivains, — de Pascal et de Bossuet, de La Fontaine et de Molière, de Racine et de Boileau, — et ce sont les Essais qui l’ont inaugurée dans l’histoire de la littérature.


IV

Quant à la philosophie qui ressort des Essais, — et je ne pense pas que l’on nie qu’il s’en dégage une, — disons d’abord qu’elle ne fait de Montaigne le disciple d’aucune secte, ni l’écolier d’aucun maître, pas plus de Zénon que d’Epictcte ou d’Épicure que de Pyrrhon ; et elle n’a pas touiours été la même. Elle