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sonnelle, je ne dis même pas comme écrivain, mais comme homme, contre le perpétuel écoulement des choses. Rappelons-nous ces lignes si souvent citées : « Je ne peins pas l’être, je peins le passage, non un passage d’âge à un autre, ou, comme dit le peuple, de sept en sept ans, mais de jour en jour, de minute en minute ;… » et disons le vrai mot : les Essais de 1580, les Essais de 1388, les Essais de 1595 font trois livres, et, si ce n était renverser tous les usages de la librairie, je les voudrais imprimés en trois volumes, qui ne seraient chacun que la reproduction de l’un des trois textes de 1580, 1588 et de 1595. Mais, en de semblables conditions, on n’a pas de peine à comprendre l’importance des moindres variantes, corrections et additions. Car la succession en est représentative du mouvement ou du « progrès, » si l’on veut, de la pensée de l’auteur, et, en de semblables conditions, des différences qui ne seraient que de pure forme ou de style, chez un autre écrivain, intéressent et touchent ici le fond des choses. Ou encore, dans les trois éditions des Essais, nous avons trois images du même homme, que nous ne pouvons un peu connaître que si nous superposons la seconde à la première, et la troisième aux deux autres ; et comment les « superposerons-nous » si nous n’y apportons une extrême attention, qui ne néglige aucun détail, et de ces trois images n’a d’abord essayé de ressaisir les moindres particularités ? Il y a une « manière de lire » Montaigne, et ce n’est pas celle de lire les Amours de Ronsard ou le Pantagruel de Rabelais.

Ajoutons que ce livre est non seulement le premier, mais vraiment le livre maître et inspirateur de presque toute notre littérature classique. On n’en peut dire autant ni de ce Pantagruel que nous rappelions à l’instant même, ni des Amours, ou des Odes, ou des Hymnes de Ronsard. Il a plu à Chateaubriand de proclamer que Rabelais était « le père des Lettres françaises ; » et sans doute ce n’était de sa part qu’une manière un peu « poncive » d’exprimer son admiration pour Rabelais, comme quand on appelle Corneille « le père de la tragédie, » mais l’erreur n’en est pas moins considérable et regrettable. Le xvie siècle lui même, — je l’ai montré ailleurs, — n’a guère imité, ni suivi, ni même beaucoup lu Rabelais ; et on pourrait presque prouver que la fortune littéraire de Pantagruel ne date que de la seconde moitié du xviiie siècle. Nul n’ignore d’autre part en quelle profondeur d’oubli l’œuvre et le nom de Ronsard ont été pendant