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de la Russie de toucher aux intérêts anglais ni en Égypte, ni dans les détroits, ni sur la route des Indes ou dans le golfe Persique ; elle ne prétendait pas davantage occuper Constantinople. Mais en retour, ajoutait le prince Gortchakof :


Le cabinet impérial est en droit d’attendre que le gouvernement anglais, de son côté, prendra en sérieuse considération les intérêts spéciaux de la Russie engagés dans cette guerre et pour lesquels elle s’est imposé de si lourds sacrifices. Ces intérêts consistent dans la nécessité absolue de mettre fin à la situation déplorable des chrétiens soumis à la domination turque et à l’état de trouble chronique dont elle est la cause… Cet état de choses et les actes de violence qui en résultent répandent en Russie une agitation provoquée par le sentiment chrétien, si profondément enraciné dans le peuple russe, et par les liens de race et de religion qui rattachent ce peuple à une grande partie de la population chrétienne de la Turquie. Le gouvernement impérial est d’autant plus obligé de tenir compte de cette agitation qu’elle réagit sur la situation intérieure et extérieure de l’Empire…

Le but ne saurait être atteint aussi longtemps que les populations chrétiennes de la Turquie ne seront pas placées dans une situation dans laquelle leur vie et leur sécurité soient suffisamment garanties contre les abus intolérables de l’administration turque. Cet intérêt, qui est un intérêt vital pour la Russie, n’est en opposition avec aucun des intérêts de l’Europe, laquelle, d’ailleurs, souffre elle-même de l’état précaire de l’Orient.

Le cabinet impérial avait essayé d’atteindre le but désiré au moyen de la coopération des puissances amies et alliées. Forcé aujourd’hui de le poursuivre tout seul, notre auguste maître est résolu à ne pas déposer les armes avant de l’avoir atteint sûrement avec des garanties efficaces pour l’avenir.


Au moment où les bataillons se mettent en marche, les intérêts des deux adversaires, — c’est la Russie et l’Angleterre que nous voulons dire, — sont donc nettement définis, et c’est l’empereur autocrate qui fait appel à l’opinion publique et aux liens de solidarité de race et de religion, tandis que le gouvernement libéral de la Grande-Bretagne n’invoque que ses intérêts matériels. La question d’Orient, dans cette crise redoutable, apparaît bien comme un duel entre l’Angleterre et la Russie ; l’une et l’autre combat pour ce qu’elle proclame être ses intérêts essentiels : l’Angleterre pour la défense des routes de l’Inde par l’intégrité de la Turquie, la Russie pour la liberté des détroits et l’extension de son influence par l’affranchissement des Slaves.

Après la victoire des Russes et le traité de San Stefano, au moment critique où les armées du Tsar campent aux portes de Constantinople et où la flotte anglaise est mouillée à l’entrée du