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les relations affectueuses de Guillaume Ier avec le Tsar son neveu. Mais il convient, d’autre part, de ménager les intérêts de l’Autriche, de les favoriser même en Orient, et de la pousser à s’immiscer dans l’imbroglio balkanique, car un rapprochement entre les vaincus de Sadowa et les vaincus de Sedan peut toujours menacer l’Allemagne d’une guerre de revanche. Tous ces écueils, Bismarck les voit, et, avec sa franchise coutumière, il les montre au Reichstag, dans son discours du 19 février 1878 ; aussi ne veut-il pas s’engager à fond dans les affaires d’Orient où il risque de perdre des amitiés plus précieuses que tout ce qu’il y pourrait gagner. « Nous ne pouvons que donner des conseils généraux ; suivant moi, la médiation ne consiste pas à faire l’arbitre, elle consiste à remplir l’office d’un honnête courtier, réussissant à mener l’affaire à bonne fin. » Bismarck se garde de la tentation d’imposer sa loi à l’Europe, il se méfie des allures napoléoniennes ; loin de faire parade de la puissance de l’Allemagne, il dissimule, pour la faire mieux accepter, sa suprématie. Empêcher les heurts trop violens, épargner les blessures pour éviter les rancunes, donner, avec l’autorité de sa haute fonction, des conseils et des indications, « ramasser le fil » si d’aventure les interlocuteurs venaient à le laisser choir, c’est ainsi que Bismarck comprend son propre rôle et celui de son pays.

Mais l’Empire allemand a, lui aussi, des intérêts en Orient : on dirait qu’à mesure que les événemens l’obligent à s’occuper des questions balkaniques, Bismarck prend conscience de ces intérêts et cherche à les sauvegarder. Si peu enclin qu’il soit au rêve lointain ou grandiose, il ne peut oublier l’histoire de la race germanique et de son Drang nach Osten, de sa poussée vers l’Orient. Il y a là plus qu’une tradition, un intérêt allemand très précis : l’Allemagne prolifique et commerçante peut être tentée un jour de chercher un débouché vers la Méditerranée pour les produits de ses manufactures et le trop-plein de sa population. En poussant l’Autriche dans la direction de Salonique, Bismarck lui donnera satisfaction, s’assurera sa fidélité et en même temps travaillera dans l’intérêt du germanisme. Les cerveaux les plus réalistes ne sont pas toujours ceux qui voient le moins loin et le moins grand : Bismarck a dû songer, durant les séances du Congrès, à cette rivalité de la Russie et de l’Angleterre qui pourrait un jour laisser libre, devant l’expansion germanique, un si beau champ d’action. Il tient à ménager la Russie et à se montrer