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le droit des gens[1]. » Mis en demeure de choisir entre la Russie et ses adversaires, Bismarck déclina l’option : l’alliance franco-russe, comme la Triple alliance, sortit du Congrès de Berlin.

C’est ainsi que, par la logique de l’histoire, les conséquences des faits dépassent souvent les prévisions même des esprits les plus perspicaces. Le prince de Bismarck qui, naguère encore, déclarait que les affaires d’Orient ne valaient pas le sacrifice de « la solide charpente d’un grenadier poméranien » et qui se félicitait, dans son discours du 19 février, « d’être, vis-à-vis de l’Angleterre, dans l’heureuse situation de n’avoir avec elle aucun conflit d’intérêts, si ce n’est des rivalités commerciales et de ces différends passagers qui arrivent partout, » se trouva avoir préparé l’Allemagne à jouer un grand rôle en Orient et à y devenir la rivale de l’Angleterre. Le rôle de Bismarck au Congrès de Berlin est à l’origine de la politique de l’empereur Guillaume II dans l’Empire ottoman. Ainsi, c’est l’Angleterre elle-même qui, dans les affaires turques, où jusqu’alors elle se trouvait seule en face de la Russie, a introduit l’Allemagne qui n’allait pas tarder à faire à son influence et à son commerce la plus redoutable concurrence. La question d’Orient va se trouver dédoublée ; en même temps qu’à Constantinople, elle sera désormais à Salonique, but de l’ambition austro-hongroise et aboutissement du Drang germanique. En face de l’Autriche-Hongrie, maîtresse de la Bosnie et de l’Herzégovine, autorisée à construire des routes militaires et à entretenir des garnisons dans le sandjak de Novi-Bazar, la Grande-Bulgarie de San Stefano aurait pu former une digue, constituer un obstacle : ainsi ne l’avaient pas voulu lord Beaconsfield et lord Salisbury ; la crainte chimérique de voir la Bulgarie rester inféodée à la politique russe, leur avait fait ouvrir, de leurs propres mains, la route de Salonique à l’influence austro-hongroise et la porte de la mer Egée à la concurrence germanique. La politique anglaise avait réussi à éloigner du canal de Suez et des routes de l’Inde la puissance moscovite, mais ç’avait été pour en rapprocher la puissance allemande. Cavour et l’Italie avaient été, en 1805, les bénéficiaires du Congrès de Paris ; Bismarck et l’Allemagne étaient, en 1878, les bénéficiaires du Congrès de Berlin.

  1. Pensées et Souvenirs de Bismarck, II, p. 259 et 260.