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la région de Mouch. Les Turcs, dans la répression, commettaient les pires excès. L’Angleterre, par l’application de l’article 61 du traité de Berlin, demandait à ouvrir une enquête sur ces événemens ; la France et la Russie joignaient leurs commissaires aux siens. La question ne sortait pas encore du domaine local pour entrer dans celui de la politique générale ; mais voici qu’à la fin du mois d’août 1895, lord Salisbury, qui venait de succéder au Foreign Office à lord Kimberley, prononçait à Douvres un grand discours où il prophétisait que la justice de l’histoire ne tarderait pas à amener la disparition de l’Empire turc. « Ne croyez pas, ajoutait-il, que j’aie l’intention de jouer le rôle de chirurgien... mais le danger n’en existe pas moins et continuera d’exister. Il y a un centre de corruption d’où la maladie et la décomposition peuvent gagner les parties saines de la communauté européenne. » Et il concluait : « le temps des efforts n’est pas passé, encore moins celui des préparatifs. » A plus de quarante ans de distance, c’était, presque mot pour mot, les paroles de Nicolas Ier à sir Hamilton Seymour, prélude de la guerre de Crimée ! Un tel langage, dans la bouche du Premier ministre conservateur, venant après la campagne menée par Gladstone, M. Asquith, les orateurs et les journaux libéraux, et après que le public anglais avait pu, durant tout l’été, « s’adonner à l’un de ses sports préférés, une croisade de philanthropie agressive qui sert les intérêts ‘britanniques[1], » était le plus inquiétant des symptômes. Moins d’un mois après, au moment où le projet de réforme présenté à la Porte par les trois ambassadeurs d’Angleterre, de France et de Russie, était à la veille d’aboutir, M. Cambon recevait, le 28 septembre, du comité hentchakiste de Constantinople, une sorte d’ultimatum lui signifiant que les Arméniens avaient résolu de faire une manifestation pacifique et que « l’intervention de la force armée et de la police pour l’empêcher, pourrait avoir des conséquences regrettables dont le comité repousse d’avance toute la responsabilité. » Le surlendemain, 30 septembre, la manifestation avait lieu ; elle aboutissait à des conflits qui duraient plusieurs jours et faisaient, parmi les Arméniens, un grand nombre de victimes. Bientôt les troubles se répandaient dans tout l’Empire et, le 31 octobre, M. Cambon signalait la gravité de la situation dans une dépêche qui ne parvenait à Paris que le 6 novembre, au

  1. L’expression est de M. Francis de Pressensé, article cité, p. 681.