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qui se manifeste dans cette adoration de Jésus enfant ; Jésus, même tout petit, est trop chargé de puissances et de grâces aux yeux des mystiques pour être aimé d’un amour qui implique quelque supériorité chez celui qui aime. C’est toujours, même quand il est couché dans ses langes, le Dieu sauveur qui console et guérit ; il ne pouvait pas être l’objet d’une affection qui eût méconnu à ce point son véritable caractère. Si l’on veut retrouver dans l’amour mystique, l’amour maternel, ou tout au moins un sentiment qui lui ressemble, c’est ailleurs qu’il faut le chercher : dans la pitié douloureuse, dans la charité compatissante qu’inspire Jésus crucifié sur le Golgotha ou oppressé d’angoisses dans le jardin de Gethsémani.

Ici le Dieu redevient assez faible, assez souffrant, assez homme, pour qu’une affection pitoyable puisse descendre sur lui. « Alors, » dit Angèle de Foligno, « je sentis le supplice de la compassion. Alors, au fond de moi-même, je sentis, dans les os et dans les jointures, une douleur épouvantable et un cri qui s’élevait comme une lamentation. Et Jésus s’écria : « Soyez bénie par la main du Père, vous qui avez partagé et pleuré ma passion[1]. » De même Catherine Emmerich : « Je regardai Jésus avec effroi et compassion et je croyais que j’allais mourir ; mon cœur était plein d’amertume, de douleur et d’amour[2]. »

C’est dans ces momens de pitié ardente que les mystiques « tout transformés en Jésus par amour et par compassion, » suivant les propres termes d’une légende, réclament leur part de ses souffrances, veulent gravir avec lui la colline de mort, porter sa croix, être blessés de ses blessures ; et s’ils arrivent quelquefois, comme Véronique Giuliani, à porter sur la tête les traces de sa couronne d’épines ou sur les pieds et les mains, comme saint François d’Assise, les stigmates de ses clous, c’est à force de s’être représenté ses tortures et de les avoir aimées.

L’amour divin est donc infiniment plus riche que tous les sentimens humains parce qu’il contient les plus forts et les plus profonds d’entre eux ; il est tissé de tendresse conjugale ; il est tissé de tendresse filiale ; il est tissé de compassion ; et tous ces sentimens confondus l’alimentent et le renouvellent sans cesse. L’âme mystique voit son Dieu tantôt sous les traits d’un fiancé plein de grâce et de beauté, tantôt sous la forme d’un père tout-puissant

  1. Le livre des Visions et des Instructions, ch. XXXIV.
  2. Visions, tome III, ch. XXX, p. 388.