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Mirabeau, le marquis, l’auteur de l’Ami des hommes, ne soient des « écrivains, » c’est encore un chapitre à peu près oublié de notre histoire littéraire qu’il y aurait ici lieu d’écrire. J’ajouterai que, comme Tocqueville en a fait la remarque, tandis que les « Philosophes » sont divisés entre eux sur l’article de la Chine, et que Grimm, par exemple, est très éloigné de partager l’enthousiasme de Voltaire, au contraire, on ne trouve pas un « Économiste » qui n’ait fait l’éloge de la Chine, et qui n’ait, pour sa part, essayé de nous « inoculer l’esprit chinois. » Ils n’y ont pas, eux non plus, tout à fait échoué.

Sans doute, et tout d’abord, il s’est mêlé quelque intention de satire à cette admiration de la Chine, de même que vingt-cinq ans auparavant dans les Lettres Persanes. Les bourgeois de la rue Saint-Denis, et les salons, se sont beaucoup amusés aux dépens des « magots. » Mais cela n’a pas duré longtemps, et Voltaire ne plaisante pas, mais il parle très sérieusement, et je ne crois même pas qu’il croie qu’il exagère, quand il écrit, dans l’Essai sur les mœurs : « L’esprit humain ne peut certainement imaginer un gouvernement meilleur que celui où tout se règle par de grands tribunaux subordonnés les uns aux autres, et dont les membres ne sont reçus qu’après plusieurs examens sévères. Tout se règle à la Chine par ces tribunaux… Le résultat de toutes les affaires décidées à ces tribunaux est porté à un tribunal suprême… Il est impossible que, dans une telle administration, l’Empereur exerce un pouvoir arbitraire… Il ne peut rien faire sans avoir consulté des hommes élevés dans les lois et élus par les suffrages… S’il y eut jamais un Empire dans lequel la vie, l’honneur et les biens des hommes aient été protégés par les lois, c’est l’Empire de la Chine. » Il dit ailleurs, et son admiration est si sincère que son accent en devient lyrique : « J’ai peine à me défendre d’un vif enthousiasme quand je contemple 150 000 000 d’hommes gouvernés par 13 000 magistrats, divisés en différentes cours, toutes subordonnées à six cours supérieures, lesquelles sont elles-mêmes sous l’inspection d’une cour suprême. Cela me donne je ne sais quelle idée des neuf chœurs des anges de saint Thomas d’Aquin. » Et, en effet, la manière dont on lui a fait croire qu’en Chine la société civile et politique était organisée, sous la dépendance universelle de la loi commune, maintenue dans ses cadres par une magistrature qui n’était, comme en France, ni vénale, ni héréditaire, dont on ne pouvait faire partie « qu’après plusieurs examens sévères, » composée d’hommes élevés dans les lois et « élus par les suffrages, » — voilà ce que Voltaire et les « philosophes » ont d’abord admiré dans le gouvernement de la Chine.