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tenait un registre exact de ces esclaves publics. Le reste, qui consistait en laboureurs et artisans, écrivains ou ouvriers d’art, était conduit au badistan ou marché. Le capitaine du navire corsaire les remettait au crieur public, avec le procès-verbal de la capture et une note personnelle. Au jour fixé, la vente à l’encan avait lieu en public. Les marchands faisaient mettre l’esclave tout nu, pour voir s’il n’avait pas quelque tare, on lui faisait ouvrir la bouche pour examiner ses dents, on lui faisait porter des fardeaux, tout comme on fait encore au Maroc pour la vente des nègres. Dans ces marchés, on n’avait cure des liens de famille qui unissaient les captifs. On se fera une idée des déchiremens produits par cet abominable trafic, d’après l’extrait suivant d’une comédie de Cervantes[1], qui, ayant été lui-même esclave à Alger, en fut souvent le témoin indigné, mais impuissant.


ACTE II
SCÈNE DEUXIÈME

Un crieur public vendant deux jeunes garçons, la mère et le père.

LE CRIEUR. — Y a-t-il acheteur pour les enfans, pour le vieux, ce grand homme-là et pour la vieille avec son gros ventre ? Par ma foi, ils sont gentils. De celui-ci on m’offre cent deux écus, de celui-là, deux cents. Mais je ne les lâche pas à ce prix. Venez çà, chiens que vous êtes !

JEAN. — Qu’est ceci, mère ? Est-ce que, par hasard, ces Maures voudraient nous vendre ?

LA MERE. — Oui, mon fils, leurs richesses s’augmentent de notre infortune.

LE CRIEUR. — N’y a-t-il personne qui veuille acheter l’enfant et la mère ensemble ?

LA MERE. — O terribles et tristes extrémités, plus amères que la mort !

LE PERE. — Tais-toi, femme, puisque notre Dieu a permis qu’on nous mît en cet état, Lui seul sait pourquoi.

LA MERE. — J’ai pitié de ces enfans, qui sait ce qu’ils deviendront ?

LE PERE. — Femme, laisse s’accomplir la volonté du Très-Haut.

LE MARCHAND. — Et combien t’offre-t-on pour celui-ci, dis ?

LE CRIEUR. — On en offre cent deux écus.

LE MARCHAND. — Le donnerait-on pour cent dix ?

LE CRIEUR. — Non, il faut y mettre davantage.

LE MARCHAND. — Est-il en bonne santé ?

LE CRIEUR, ouvrant la bouche de l’enfant. — Il l’est.

LE MARCHAND. — Ouvre donc, n’aie pas peur !

  1. Voyez El Tratto de Arjel, dans les Obras dramaticas. édit. Paris, 1841.