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n’est pas du tout ce qu’on appelle « un roman à tiroirs ; » il ne ressemble pas à ce que seront les Amadis, ou le Grand Cyrus, On y discerne de l’ordre, des intentions, un plan, du calcul, une composition savante, et, si j’osais encore aujourd’hui me servir de cette expression démodée, ce Tristan est un organisme. « Il y a progression logique de l’action d’une péripétie à l’autre, et ces péripéties sont subordonnées au développement des caractères une fois posés des personnages. »

C’est à la condition, il est vrai, que l’on y voie ce que nous y croyons voir nous-même, avec et après M. Bédier. Ces qualités se retireraient, pour ainsi parler, et nous échapperaient, si nous ne voulions voir dans Tristan que le déchaînement superbe et inconscient de la passion souveraine. Quelques épisodes, en ce cas, deviendraient même presque inintelligibles, et, notamment, pour n’en citer qu’un seul, celui du jugement ou de l’épreuve du feu ? Pour sentir les « intentions » du poète, et pour admirer en sécurité l’aisance, l’ingéniosité, la souplesse avec laquelle elles se plient, se subordonnent et s’unissent à l’intention générale, à l’idée mère et maîtresse du poème, il faut avoir bien vu ce que le remords de son crime, ou du moins ce que l’impuissance de se libérer de son amour, mêle de souffrance et de misère aux voluptés de Tristan. Il faut l’avoir entendu s’écrier : « Au Seigneur Dieu, roi du monde je crie merci, et le supplie qu’il me donne la force de rendre Iseut au roi Marc. N’est-elle pas sa femme, épousée selon la loi de Rome, devant tous les riches hommes de sa terre ! » En revanche, la clarté qui résulte de la supposition est si vive qu’entre les cinquante ou soixante épisodes qui sont itou le la « matière poétique » de Tristan, elle peut servir à reconnaître et à distinguer ceux qui devaient ou non faire partie du poème primitif. M. Bédier, si je ne me trompe, n’a pas dû lui-même recourir à un autre moyen pour procéder à sa « restitution » ou « reconstitution » de Tristan, dont on pourra sans doute, après cela, discuter quelques points, mais non pas la vraisemblance et le charme persuasif. Mais, justement, qu’est-ce que cela prouve, sinon que son interprétation de Tristan est la bonne ? Pour que Tristan soit Tristan, oui, c’est bien ainsi qu’il faut l’interpréter, puisque cette interprétation nous le rend à la fois plus clair, plus tragique, et plus original. Et ces observations nous ramènent à la thèse de M. Bédier. « quelqu’un, un jour, a nécessairement combiné ce plan, superbe de force et