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venir un instrument politique dans la main de M. Clemenceau. Nous n’entendons pas par là que M. le général Picquart fera docilement au ministère de la Guerre tout ce que voudra M. le président du Conseil, mieux vaut espérer le contraire ; mais sa nomination même est un acte de revanche contre la grande majorité de l’armée et la moitié de la nation. Était-ce le moment de prendre cette revanche, ou plutôt fallait-il le faire jamais ? C’est la question qui se pose, et nous laissons à la conscience de M. le général Picquart lui-même, quand l’expérience l’aura éclairée, le soin d’y répondre. S’il était arrivé au ministère de la Guerre plus tard, après avoir fait preuve de hautes aptitudes non pas judiciaires, mais militaires, on n’aurait eu rien à dire. Aujourd’hui, à tous les points de vue, il est trop tôt. Nous ne sommes pas encore assez loin du cauchemar d’hier. Pour un ministre qui veut l’apaisement, — mais ce n’est évidemment pas M. Clemenceau, — il n’y a qu’une règle à suivre : si l’affaire Dreyfus ne doit nuire, elle ne doit non plus servir à personne. De cette règle, la nomination du général Picquart à la Guerre est la violation éclatante.

De pareils choix sont marqués au coin de ce qu’on appelait, sous l’ancien régime, le bon plaisir. Ils accroissent singulièrement la responsabilité ultérieure de M. Clemenceau dans des affaires qui seront peut-être plus laborieuses que les élections, car l’avenir, soit à l’intérieur, soit à l’extérieur, s’annonce pour nous plein de difficultés. Et ces difficultés ne seront pas diminuées, au dedans, par la création de ce ministère du Travail et de la Prévoyance sociale dont il faut bien dire un mot. Le titulaire du nouveau département ministériel est M. Viviani. Nous ne sommes plus, cette fois, en présence d’un simple caprice de M. Clemenceau. M. Viviani est un socialiste capable d’évoluer, comme M. Millerand ou M. Briand, et il a un talent de parole incontestable. Mais on a mis entre ses mains un instrument si dangereux que, s’il ne fait pas de mal, il aura beaucoup de mérite.

La manière même dont ce ministère a été créé est encore une preuve de la désinvolture autoritaire que M. Clemenceau apporte partout. Il l’a été par simple décret. La Constitution le permet, sans doute ; on peut même invoquer plusieurs précédens pour l’établir ; mais, depuis un quart de siècle, les convenances parlementaires l’interdisent. Gambetta, en effet, lorsqu’il a formé son grand ministère qui s’est trouvé si fragile, l’avait accru de deux départemens nouveaux, celui de l’Agriculture et celui des Beaux-Arts. Le premier seul a duré. La popularité de Gambetta était alors en déclin, et la Chambre, qui avait si longtemps subi son ascendant, éprouvait une sourde impatience