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La plupart des historiographes de Mme du Deffand sont, sans preuves à l’appui, sévères pour son époux ; mais les maris des femmes célèbres sont rarement en faveur auprès de la postérité, et, si j’en juge par les lettres de lui qui sont entre mes mains, le marquis du Deffand pourrait être rangé parmi les calomniés. Il y apparaît simple et bon, sensible aux marques d’amitié, capable de reconnaissance, créé pour la vie familiale, pour la douceur du foyer domestique et pour les joies de la paternité, pour toutes les choses enfin qui lui furent refusées. Il s’intéresse avec ardeur au bonheur du ménage d’Aulan, dont il loue la parfaite entente avec une admiration attendrie. Cette descendance que le sort lui dénie, il la leur souhaite du meilleur de son cœur et fait à sa « chère et belle-sœur » des recommandations touchantes : « Son rhume m’a inquiété un peu ; il faut qu’elle se consacre et qu’elle songe à me donner un neveu. On ne peut l’aimer plus tendrement que je ne l’aime. » Un peu plus tard : « On m’a mandé que ma belle-sœur était incommodée et qu’on la croyait grosse ; vous ne devez point douter du plaisir que j’aurais à apprendre que cela est certain… Je vous souhaite un gros garçon. » Trois mois après : « J’ai été très fâché d’apprendre que vous vous étiez blessée. Ce n’est qu’une façon de perdue, à votre âge, quand on est assez heureuse pour ne s’en point ressentir. Il faut espérer que nous réparerons le temps perdu… Je crains que vous ne vous soyez point assez ménagée ; promettez-moi, ma chère sœur, de vous mieux conserver dans votre prochaine grossesse[1]. » Toutes ses lettres sont de ce ton amical et bonhomme, avec, par échappées, quelques retours mélancoliques sur son propre ménage et sur « le malheur de sa vie. » Malheur irréparable, car les qualités qui lui manquent sont peut-être les seules qu’on ne puisse acquérir, et ce sont les seules également que prise celle qui porte son nom : l’esprit qui brille, la verve qui amuse, le trait ailé qui, comme une flèche, jaillit des lèvres et vole au but. « L’ennui, confesse la marquise du Deffand, a été et sera toujours la cause de mes fautes. » Son mari l’ennuya ; ce fut le grand grief qu’elle ne lui pardonna jamais.

Ils n’eurent même pas, autant qu’il y paraît, les brèves illusions du début, la courte joie de ce portique fleuri qui sourit d’ordinaire aux premiers pas dans la voie conjugale. Dès le

  1. Lettres des 28 octobre 1724, 1er février et 18 juin 1725. — Archives de la Drôme.