Page:Revue des Deux Mondes - 1906 - tome 36.djvu/378

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

on est bien à plaindre dans un ménage quand les humeurs ne sympathisent pas ! L’exemple de ma sœur et celui du commun des femmes doit vous faire envisager votre bonheur comme bien grand, d’avoir un mari qui vous adore et que vous aimez.


Cette fois encore, le grand dissolvant fut l’ennui, l’éternel mal de Mme du Deffand. D’après Mlle Aïssé, il y faut ajouter l’obsession de Fargis : « Quand il eut appris qu’elle était bien avec M. du Deffand, il lui écrivit des lettres pleines de reproches, et il est revenu, l’amour-propre ayant réveillé des feux mal éteints. » Sous cette double influence, l’ancienne antipathie se réveillait, chaque jour plus accentuée et promptement agressive, se changeant graduellement en « aversion outrée. » Point de scènes violentes, mais un dédain blessant, une maussaderie constante, « un air désespéré, » bref, tout ce qu’il fallait pour rendre l’existence insoutenable au mari. Il comprit, il perdit patience et s’enfuit un beau jour, pour aller vivre chez son père ; ce fut l’irrévocable fin de cette triste association. Le pire pour la marquise fut qu’à peine redevenue libre, elle se vit quitter derechef par le volage Fargis ; les attraits d’une rivale, la comtesse de Sabran, lui valurent cette humiliation. Cette période fut vraiment la crise la plus difficile de sa vie, et la plume mordante d’Aïssé n’exagère que de peu quand elle dépeint ainsi l’état présent de son amie : « Elle reste la fable du public, blâmée de tout le monde, méprisée de son amant, délaissée de ses amis ; elle ne sait plus comment débrouiller tout cela. »

La séparation des époux, quoique définitive, paraît n’avoir jamais reçu aucune sanction légale[1] ; les choses se réglèrent à l’amiable. Walpole nous apprend même que, malgré le soin qu’ils prenaient de s’éviter le plus possible, ils gardèrent « des rapports honnêtes. » Soit avec ses amis, soit avec sa famille, Mme du Deffand, dans ses lettres, parle rarement de son mari, mais elle le fait, quand la chose lui arrive, avec une liberté parfaite, une indifférence ironique. Quelque quinze ans plus tard, étant aux eaux de Forges pour soigner « une grosseur » qui la faisait souffrir : « On dit, mande-t-elle au président Hénault, qu’il y a ici un M. de Sommery et un autre homme dont on ne sait pas le nom. Ce M. de Sommery pourrait bien

  1. Le bail de Mme du Deffand à Saint-Joseph, signé en 1747, et dont il sera question plus loin, porte seulement : « Épouse séparée quant aux biens du seigneur son époux. »