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est possible ; je ferais de même de la vie, si cela se pouvait. Je ne sais pas laquelle des deux mérite la préférence ; je crains l’une, je hais l’autre. » Et vient une heure où cette âme raffinée envie l’inertie résignée des animaux qui se cachent pour mourir : « Je commence à trouver mon état insupportable. J’ai eu des chiens, des chats, qui sont morts de vieillesse et se cachaient dans des trous ; ils avaient raison. On n’aime point à se produire, quand on est un objet triste et désagréable. Je reste dans mon tonneau ; c’est l’équivalent des coins et des trous de mes chiens et de mes chats. »

Quelques années encore s’écoulent, et graduellement de la vieillesse elle passe, selon son expression, à la « décrépitude. » Bien que sa « paresse, » comme elle dit, l’empêche de « sentir sa faiblesse » et « son aveuglement de voir sa difformité, » elle n’en souffre pas moins à se représenter sa déchéance physique. Elle a horreur d’elle-même, et ne peut supporter les autres : « Je suis d’une humeur enragée ; tout me choque, tout me blesse, tout m’ennuie. Il faut que je me fasse des efforts incroyables pour ne pas brusquer tout le monde. » Dans cette disposition d’esprit, qui va perpétuellement de la révolte au désespoir, une dernière fois l’idée lui prend d’avoir recours à sa famille, de tenter ce suprême remède contre la solitude : « Vous ne savez pas, s’écrie-t-elle, l’abattement où je tombe, quand je crains de passer mes soirées seule. C’est un point fixe que j’ai dans la tête, une espèce de folie ! » Elle songe à son neveu d’Aulan[1], fils de sa sœur défunte, dont on lui a vanté le sens droit et l’heureux caractère. « Il dit qu’il m’aime, je le veux croire, » dit-elle ; mais elle compte plus encore sur l’appât d’un bon héritage pour le déterminer à quitter Avignon et à se faire le compagnon d’une tante octogénaire. Toutefois, une objection l’arrête : ce neveu est marié, et l’on prétend « qu’il aime beaucoup sa femme. » Faudra-t-il donc s’affubler du ménage ? C’est là, pour la marquise, matière à sérieuses réflexions. Elle se décide enfin, mais non sans faire ses conditions et régler toutes choses à l’avance avec une prudence minutieuse : elle louera pour eux, tout meublé, un petit logement à Saint-Joseph, entièrement séparé du sien ; elle ira souper avec eux chaque fois qu’elle en aura envie ; par contre, ils ne souperont chez elle que lorsqu’elle les y conviera, et point « quand elle

  1. Denis-François-Marie-Jean, marquis d’Aulan, né en 1129, marié en 1764 avec Anne-Suzanne Arouard du Beignon.