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des conséquences qu’il entraîne et dont la principale est de réduire presque à néant l’action des grands hommes, en ramenant ceux-ci à des proportions bien faites pour réjouir notre médiocrité. Car n’est-ce pas de nous et de l’erreur où nous nous complaisons qu’ils tirent toute leur apparente grandeur ? C’est nous qui voulons voir en eux des agens clairvoyans, volontaires et actifs, alors qu’ils ne sont que les instrumens d’une puissance qu’ils ignorent. « La loi de la vie était alors ce qu’elle est à tous les âges, et les grands hommes de cette époque-là n’ignoraient pas moins que ceux des autres époques l’œuvre historique dont ils allaient être à la fois les instrumens inconsciens et les victimes ; ils étaient, comme tous les autres êtres humains, le jouet de ce que nous pouvons appeler le Destin de l’histoire et qui n’est que la coïncidence et la précipitation imprévue des événemens et la détente des forces cachées. » C’est nous qui créons par une illusion tout le prestige de ces fameux héros et de ces politiques profonds. Ils ne savent pas ce qu’ils veulent, et ils ne veulent pas ce qu’ils font ; mais nous supposons bénévolement qu’ils ont prévu toutes les conséquences de leurs actes, telles que le temps les a peu à peu produites et que l’éloignement nous permet aujourd’hui de les découvrir. Ils ont été emportés par les événemens, ils ont accompli une œuvre qui dépassait leurs intentions, ils ont assumé des responsabilités au-dessus de leurs forces, ils ont reçu des honneurs ou porté le poids d’une infamie sans rapport avec leur mérite véritable. Tout juste sont-ils les prête-nom dont nous nous servons pour désigner l’action des forces anonymes et collectives.

L’exemple le plus significatif de cet évanouissement d’une grande figure noyée par les vagues obscures et par les remous incertains des faits, nous est fourni par l’étude que M. Ferrero consacre à Jules César. On a peine à lire sans un peu de stupeur le récit qui remplit tout son second volume, d’ailleurs l’un des plus intéressans. On s’étonne que la conquête des Gaules ait été un si gros événement et le conquérant un si mince personnage. Mais il paraît que César s’y aventure sans dessein, sans connaissance du pays ni des habitans : une erreur involontaire, la guerre contre les Helvètes, l’entraîna où il n’avait nul dessein d’aller. Singulière campagne, dont la merveille est qu’une série ininterrompue de fautes, d’hésitations, de contradictions et d’échecs, se soit totalisée en triomphe définitif. César s’engage dans la guerre civile, comme il avait fait dans la guerre des Gaules, sans le vouloir. Après Pharsale, s’il prend le pouvoir suprême, c’est non pas qu’il le souhaite, mais parce qu’il y est acculé : il n’a pas su être