Page:Revue des Deux Mondes - 1906 - tome 36.djvu/624

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

objet ils se sont proposé, ni quel idéal, « idéal d’art » ou « idéal moral. » Ils n’ont sans doute inspiré ni l’Esprit des Lois ni l’Histoire naturelle ; et, au contraire, qui donc a fait observer, très justement, qu’on s’empressait de les fuir, dès qu’on avait l’ambition d’écrire une œuvre un peu considérable, et on se réfugiait à la Brède, à Montbard, à Ferney ? C’est ici aussi le cas de rappeler l’apostrophe de Rousseau, dans son Discours sur les Sciences et les Arts : « Dites-nous, célèbre Arouet, combien vous avez sacrifié de beautés mâles et fortes à notre fausse délicatesse ? fit combien l’esprit de la galanterie, si fertile en petites choses, vous en a coûté de grandes. » A moins donc que leur œuvre ne consiste essentiellement dans la propagation d’une doctrine qui se serait propagée sans eux, par d’autres voies et d’autres moyens, on ne voit pas très bien de quoi nous sommes redevables aux « salons du XVIIIe siècle. » On a dû s’y « amuser ; » on a dû s’y ennuyer aussi ; et j’avoue que, pour ma part, je n’aurais aimé fréquenter ni chez Mme de Tencin, ni chez Mme Geoffrin. Le temps était d’ailleurs passé d’exercer une influence un peu générale sur l’orientation de la littérature, et à l’exception peut-être de Mme de Lambert, aucune de ces dames, pas même la chanoinesse, n’avait le goût, l’éducation, le tact, l’originalité qu’il aurait fallu pour cela. Il faut venir en son temps. L’Andromaque de Racine, et la Veuve du Malabar de Lemierre, sont deux « tragédies » en cinq actes et en vers. Si je préférais la première à la seconde, M. Roustan me demanderait-il de quel droit ou à quel titre ? et me sommerait-il, puisque ce sont deux tragédies, de les envelopper toutes deux dans le même jugement de faveur et d’admiration ? C’est à peu près ainsi que je « préfère » Julie d’Angennes et l’hôtel de Rambouillet à Mme de Tencin. Julie a paru en son temps. Nous n’avions que faire de Mme de Tencin, quand Mme de Tencin a commencé de réunir autour d’elle ceux qu’elle appelait ses « bêtes ; » et il y aurait vraiment un « trou » dans notre histoire littéraire, telle que les événemens l’ont faite, si l’hôtel de Rambouillet n’avait pas existé ; mais, en vérité, qu’y manquerait-il si nous n’avions pas Mme de Fontaine ou Mme Geoffrin ?

On nous pardonnera cette digression : c’est M. Roustan qui l’a provoquée. Mais nous ne la croyons pas inutile et même nous le remercions de l’avoir provoquée : d’abord, parce que s’il va sans dire qu’il y a « salons » et « salons, » cela va bien mieux encore quand on le dit et qu’on le montre ; et puis, parce que