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III

J’arrive au dernier chapitre du livre de M. Roustan, qui n’en est ni le moins neuf, ni surtout le moins important : c’est celui qu’il a intitulé : Les Philosophes et le Peuple. Là, en effet, et non ailleurs, gît, si je puis ainsi dire, le mystère de la « communication, » de la « propagation, » et de la « réalisation » des idées par les faits. Comment les doctrines des « philosophes » se sont propagées parmi la noblesse ou dans la bourgeoisie, rien au total n’est plus facile à dire. Je remarquerai cependant, qu’en ce qui regarde les rapports des « philosophes » et de la « bourgeoisie, » M. Roustan eût pu pousser un peu plus avant son enquête, je veux dire jusqu’à des couches sociales plus voisines déjà du peuple que ne le sont Mathieu Marais ou l’avocat Barbier. Un texte infiniment précieux à cet égard, — et dont je me suis étonné plus d’une fois que les historiens de l’esprit public au XVIIIe siècle n’aient pas tiré un meilleur parti, — ce sont les Lettres de Marie Phlipon, la future Madame Roland, à ses amies, les demoiselles Cannet. La condition de la jeune fille est modeste, et son père, le graveur, est presque un ouvrier. Si nous rangeons dans le « peuple, » selon la définition de Voltaire, « tout ce qui n’a que ses bras pour vivre, » les Phlipon sont du « peuple » autant qu’on en puisse être sans l’être tout à fait. C’est ce qui rend ces lettres si intéressantes. Par la plume d’une jeune personne extrêmement intelligente, elles expriment pour nous, à la veille de la Révolution, l’opinion philosophique de la toute petite bourgeoisie. Dans un monde où d’habitude on ne lit guère, par la bonne raison qu’on n’en a guère le loisir, ces Lettres nous apprennent jusqu’à quel point de profondeur ont pénétré les doctrines des « philosophes » et les jugemens qu’on en fait. « Nous nous sommes beaucoup entretenus de Voltaire, écrit Marie Phlipon, le 3 mars 1778, en rendant compte « aux deux amies » de la visite d’un ami commun. Nous pensons tout à fait de même sur le compte de ce personnage célèbre : nous l’admirons comme poète, comme homme de goût et d’esprit, mais nous ne lui donnons qu’une autorité très bornée en politique et en philosophie. » Ainsi Marie Phlipon, qui n’est point une « demoiselle, » a son opinion sur Voltaire, et elle a fait son choix dans Voltaire. On ne cite pint cependant Marie Phlipon, — ou