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les sépara, malgré des liens si étroits, c’est la différence de leur caractère et de leurs intentions. Scipion était un modéré, et il ne songeait qu’au bien de la République ; les Gracques étaient plus préoccupés de l’intérêt particulier de la plèbe, et, en travaillant pour elle, ils ne s’oubliaient pas eux-mêmes. Scipion s’en aperçut vite, et il comprit que la réforme s’achèverait en révolution. Il crut devoir s’arrêter ; la loi agraire de Lælius fut retirée et laissa la place libre à celle de Tiberius Gracchus.

Le hasard voulut que Scipion n’assistât pas à la première bataille qui se livra sur le Forum et où Tiberius fut tué : il était en train d’achever la conquête de Numance. A son retour le parti démocratique, qui avait peur de lui, voulut le compromettre. Au Forum, devant le peuple, on lui demanda ce qu’il pensait de la mort de son beau-frère ; il n’hésita pas à répondre qu’elle était juste, s’il avait conspiré contre la République : et comme cette populace, composée surtout d’étrangers et d’affranchis, murmurait : « Taisez-vous, leur dit-il, vous qui n’êtes pas les vrais fils de l’Italie. » Le peuple pourtant, quoiqu’il ne le ménageât guère, n’avait pas perdu l’habitude de le respecter ; il allait parfois jusqu’à l’applaudir. C’est ce que les meneurs du parti ne voulaient pas permettre. Un jour il avait eu un si grand succès au Forum, que la foule l’accompagna jusqu’à sa maison comme en triomphe ; le lendemain, il fut trouvé mort dans son lit. On accusa ses ennemis politiques, son beau-frère, sa femme même. On dit qu’elle était laide et qu’il l’avait négligée. Il semble d’ailleurs que les femmes, qui, comme on vient de le voir, appartenaient aux deux familles rivales, n’aient pas partagé leur affection également entre elles. Elle allait plutôt du côté des révolutionnaires ; ce qu’il y avait de hardi, de violent chez eux était plus de leur goût que la sagesse timide des modérés.


V

Ce qui vient d’être dit sur la vie politique de Scipion, quoique fort incomplet, suffit pour expliquer l’ascendant qu’il exerçait autour de lui. Nous allons voir comment il en fit profiter la cause de l’hellénisme.

C’était un rôle auquel tout semblait l’avoir préparé. Il appartenait à une famille de philhellènes zélés ; son père attachait tant de prix à l’éducation hellénique, qu’il avait écrit aux Athéniens