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dont un chef d’armée pouvait tirer un grand profit, non seulement la géographie et l’histoire, mais la géométrie et l’astronomie. Ces connaissances étendues, dont il n’eut pas beaucoup l’occasion d’user pour lui-même, ayant occupé fort peu de temps des fonctions actives, il les mit au service des autres ; et, comme il les avait acquises non pas seulement pour le plaisir de s’instruire, mais dans un dessein et pour un usage particuliers, on peut soupçonner qu’il y avait dans sa manière de les répandre quelque chose de plus pratique et de plus vivant que dans l’enseignement des professeurs ordinaires.

Quand on connaît Polybe et qu’on a lu ce qui nous reste de sa grande Histoire, il me semble qu’on devine assez bien ce qu’il devait enseigner à son jeune ami. Il est, comme on dirait aujourd’hui, un parfait rationaliste. Il veut se rendre compte de tout ; il croit que tous les événemens ont une cause naturelle et que c’est le devoir de l’historien de la chercher. On a tort d’attribuer à la fortune ceux dont on n’a pas trouvé la raison. Ce qu’on appelle la fortune n’est qu’un mot qu’on a inventé pour dissimuler une ignorance. Il n’admet pas l’intervention du surnaturel, ou, comme on dira plus tard, de la Providence. Les religions lui sont suspectes, quoique, à la rigueur, il comprenne les services qu’elles peuvent rendre. « S’il était possible, dit-il, qu’un État ne se composât que de sages, les institutions semblables seraient inutiles. Mais comme la multitude est inconstante de son naturel, pleine d’emportemens déréglés et de colères folles, il a bien fallu, pour la dominer, avoir recours à ces terreurs de l’inconnu et à tout cet attirail de fictions effrayantes. » Il est curieux, mais seulement des détails vrais et utiles, et ne néglige rien pour les connaître. Il se fait ouvrir les archives, il interroge les survivans des temps anciens. Surtout il voyage ; il refait, à travers les Alpes, la route d’Hannibal, il visite ce que l’on connaissait de la Gaule. A Marseille, il fait parler les voyageurs qui reviennent des pays du Nord et apprend d’eux quelques renseignemens sur le cours de la Loire. Il s’informe, en Espagne, de l’exploitation des mines d’argent ; il nous dit combien d’ouvriers elles occupent et ce qu’elles rapportent par jour. Partout où il passe, il demande le prix des denrées et s’enquiert de la manière de vivre des habitans. Il se tient au courant des inventions nouvelles ; c’est lui qui nous a fait le mieux connaître, et avec le plus de clarté, la façon de communiquer à