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envisagé le cas où sa femme apprendrait la vérité du dehors et il aimait mieux cela que de se confesser lui-même. Mais à cette heure où il devinait qu’elle savait tout, il attendait le résultat de cette révélation avec angoisse… Il se sentait sombrer dans une détresse sans pitié. Peut-être ne verrait-il plus jamais d’affection sur le visage de sa femme…

Il était huit heures du soir quand la porte s’ouvrit. Sa femme était là. Il n’osa pas la regarder. Il était assis la tête basse, et comme elle s’approchait de lui, elle crut voir qu’il paraissait plus petit, ainsi flétri et accablé. En une seule et immense vague, cette fraîche pitié et l’ancienne tendresse passèrent sur elle, et mettant une main sur la main qui s’appuyait au fauteuil, l’autre sur l’épaule de son mari, elle lui dit avec une douceur solennelle :

— Regarde-moi…

Il leva les yeux, avec un léger frisson et la regarda une seconde, comme interdit. La pâle figure, les habits de deuil, les lèvres tremblantes, tout disait : « Je sais, » et cependant les mains et les yeux se fixaient doucement sur lui. Ses larmes à lui éclatèrent et ils pleurèrent ensemble, assis l’un à côté de l’autre. Le moment n’était pas venu de parler… La confession du coupable fut muette ; muette aussi, de l’autre côté, la promesse de fidélité… Elle ne put pas lui dire : « Qu’y a-t-il exactement de vrai là-dedans et où commence la calomnie ? » Lui ne put pas dire : « Je suis innocent. »

Dans ce prompt oubli de l’offense, dans cette pitié qui entraîne le pardon, vous ne voyez, et à bon droit, que l’instinct éternel d’un simple cœur de femme. Mais George Eliot demande autre chose au lecteur. Cette première pitié irraisonnée doit nous amener à examiner de plus près la vie de Bulstrode, et après cet examen, se transformer en une indulgence plus haute, plus juste et où frémira la conscience de notre propre misère. Cet homme a joué pendant vingt ans une comédie de vertu sans tache et vous criez à l’hypocrisie. Allez moins vite, nous dit-elle, et merveilleusement elle dissèque les hésitations, les faiblesses, les défaillances, les retours qui suivent une première chute, tant qu’enfin dans le cœur de ce pharisien agenouillé devant-Dieu elle nous fait entrevoir la naissance d’une vraie prière.

Elle sait, d’ailleurs, qu’il pourrait se glisser quelque exagération dans ce parti pris d’indulgence, et elle nous met en garde contre une outrance de sympathie qui risquerait de desserrer à la longue les ressorts de toute vertu. Mais ce n’est pas là un danger bien redoutable et, sans le négliger tout à fait, il est autrement nécessaire de se persuader que la sympathie est un des fondemens essentiels de la morale. Elle avance à ce sujet une de ces lourdes petites phrases où d’ordinaire elle entasse tant de choses et qui prêtent à de longues méditations.