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Il n’y a pas, écrit-elle, de doctrine générale qui ne soit capable d’engloutir notre moralité si, comme contrepoids à cette doctrine, nous n’avons au plus profond de nous l’habitude d’une sympathie directe et individuelle pour nos semblables.

En tous cas, l’expérience montre combien la sympathie peut devenir féconde. Croire que quelqu’un est capable de faire le bien, c’est déjà lui faire faire un premier pas, lui donner l’élan vers le bien.

C’est un mot profond et partout répandu qu’il n’y a pas de miracle sans la foi, foi du thaumaturge en lui-même, foi des fidèles dans le thaumaturge. Or presque toute la foi qu’un homme peut avoir en lui-même est faite de la foi que les autres ont en lui.

Ailleurs elle nous montre Janet désespérée parce qu’elle n’a pas rencontré cette sympathie clairvoyante « plus sage que tous les blâmes, plus efficace que tous les reproches. »

Il y a des natures, dit-elle encore dans Middlemarch, dont l’amour pour nous est une sorte de consécration, Par leur pure foi en nous, elles nous enchaînent au devoir et à la vertu. Et nos péchés seraient ce sacrilège, le plus odieux de tous, qui renverserait l’invisible autel de leur confiance. « Si tu n’es pas bon, personne ne l’est, » de telles paroles rendent notre responsabilité beaucoup plus aiguë, et donnent à nos remords une sensation de brûlure.

Et quand enfin il serait prouvé que l’on peut vraiment être trop bon, et que cet excès possible menace de fausser notre conscience, qu’on se rassure à la pensée que toutes les vertus sont solidaires les unes des autres et que les scrupules engendrés par celle-ci sont encore la plus sûre école de délicatesse morale. Cette sympathie, que George Eliot nous demande, nous tient en effet toujours en éveil.

Un souffle, un rien, tout lui fait peur…

On n’a pas assez remarqué, semble-t-il, chez quelques-uns de ses plus chers personnages une sorte de peur des mots, la crainte du mal que peut faire une parole étourdie. À côté du génial bavardage de Mrs Poyser, la réserve, le silence attentif d’Adam Bede paraissent encore plus graves. Caleb Garth met toujours beaucoup de temps à ruminer ses courtes phrases. « Ce que l’on redoute plus que tout, écrivait George Eliot à une amie, est de dire ou d’écrire un mot malheureux et hors de