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Hommes, elle laissait paraître le même esprit distingué, prévenant et artificieux ; elle souffrait secrètement d’y montrer plus de talent que de naissance, et d’y figurer sinon en suivante, du moins en parvenue. Aussi, gaie, empressée et facile dans le monde, était-elle d’humeur inégale, vaporeuse et mélancolique dans l’intimité. Chez l’Ami des Hommes, il était inévitable qu’elle contrariât ses enfans et son frère, en usurpant la place et l’influence d’une épouse, d’une mère et d’une maîtresse de maison. On le lui faisait bien sentir. Le bailli la détestait de tout son cœur loyal et bon ; mais Mme de Pailly l’annulait. Les du Saillant ne la chérissaient pas davantage, dans le fond ; mais Caroline était sans conséquence, et son mari avait intérêt à supporter les convenances de son beau-père. Enfin, il n’y avait jamais eu que des froissemens, et des plus sensibles, entre cette favorite inquiète et l’ombrageux comte de Mirabeau qui prétendait qu’un honteux partage était le secret de l’entière confiance donnée par l’Ami des Hommes à son gendre qui régissait sa maison et ses biens. M. du Saillant, qui n’ignorait pas cette atroce calomnie, n’allait-il pas rendre plus épineuse l’ambassade d’Emilie ? Le seul bailli s’offrait de bonne foi à la lui faciliter ; mais outre qu’il n’en était pas trop capable et qu’il était aussi prompt à se déjuger que le désirait son frère, Emilie avait à craindre, en s’appuyant sur lui, de paraître épouser ses sentimens antipathiques à la dame noire, sentimens qu’il déguisait mal. Quant au marquis de Mirabeau, Caroline du Saillant avouait qu’il faisait trembler tout le monde. Sa règle fixe étant de n’avoir jamais tort, il ne révélait ses motifs et ses plans qu’après que l’événement les avait justifiés. Il ne supportait pas les importunités, ni aucune contradiction, sinon de la part de son frère, et sur des sujets sans conséquence ou dont lui-même était en doute. Il était seulement moins dangereux de le contrarier que de déplaire à Mme de Pailly. Emilie eut quarante-huit heures de répit au couvent de Montargis pour méditer sur ces données.

Déjà, chemin faisant, elle s’était avisée de croire son mari plus infortuné que coupable. Il lui avait donné peu de bonheur, mais jamais un bonheur médiocre ni vulgaire : les feux du génie, ceux de l’illusion et de l’espérance, avaient illuminé ces journées brèves. Elle ne se représentait plus son fils, son Gogo, que nouant ses petits bras au cou de son père : et comment baiser l’un sans l’autre ? Le désir et le regret de ces joies primaient peu à peu