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Gassaud des nouvelles bontés qu’elle veut bien avoir pour mon petit Gogo. Le pauvre enfant craint donc le froid et tu lui as fait des petites robes. Mon bon ami, cette dépense aura épuisé ta pauvre bourse. Mon beau-père compte te donner sur le pied de 1 200 livres par an le temps que nous serons séparés et 1 800 livres à moi. Tu n’as pas besoin que je te dise que mon nécessaire ne me sera jamais rien auprès du tien, et que tout ce que j’ai et aurai t’appartient comme de droit et de fait… Dès qu’on me donnera le moindre argent, je renverrai les 25 louis qui sont intacts, quoique je n’aie pas le sol et que je doive à Martin et à ma femme de chambre. Tâche de ne pas faire de petites dettes à Manosque, ou du moins, si tu en fais, mande-m’en le montant pour que je puisse m’arranger pour les acquitter. Adieu, mon bon ange, je t’embrasse mille fois ; quant aux rêves, je suis trop triste.


Au Bignon, le 13 septembre 1774.

Tous mes efforts ont été inutiles, mon tendre ami, et je n’ai pu te sauver le coup qui m’accable ; ton oncle et ton père m’ont assuré qu’il n’eût pas été en leur pouvoir d’empêcher le gouvernement de te punir de la rupture de ton ban, et ils n’ont fait, du moins ton père, que s’approprier par leur demande plus de droits pour t’en tirer ; ton oncle m’a assuré qu’ils en seraient les maîtres dans très peu de temps. Ton père affecte toujours vis-à-vis de moi beaucoup de colère contre toi, je crois, pour prévenir mes importunités ; tu penses bien que cela ne l’en soulagera pas davantage. Je suis dans la plus profonde tristesse depuis qu’on m’a appris que les ministres avaient expédié l’ordre, car il n’a pas passé par ici. Tu ne me sors pas un instant de l’idée, dans l’état fâcheux où te mettra cet ordre. Les larmes coulent de mes yeux dès que je suis seule, ou qu’on parle de toi ; tes lettres sont encore pour moi un sujet d’attendrissement…

On m’a dit que la règle était que les prisonniers d’État ne recevaient point de lettres, mais qu’on avait demandé permission pour que tu pusses être en commerce de lettres avec moi. Mon beau-père a voulu exiger ma parole que je ne me chargerais point d’aucune lettre ; je l’ai refusée net, disant que je ne pouvais pas la tenir, ne pouvant ni ne voulant rien te refuser sur cela. Mon beau-père m’a dit qu’on ouvrirait mes lettres sans les lire, mais seulement pour voir si elles n’en contenaient point d’autres. Aussi, mon ami, pour le peu de temps que cela durera, use d’adresse si tu as quelques lettres à me faire passer.

Reste, mon cher ami, à me justifier sur l’histoire de Tain. Tu te souviens que tu m’avais prohibé Montélimar et Valence. Cependant il fallait me reposer quelque part, il pleuvait à seaux, Martin était rendu ; je crus ne pouvoir mieux faire que de m’arrêter à quatre lieues de Valence. D’ailleurs, par le temps et aux heures que j’ai passé dans ces pays-là, je n’avais pas peur de rencontrer gens qui se promenassent sur le chemin, car c’était dans la nuit, et je n’ai reposé que quelques heures à Tain. Ma toux diminue beaucoup… On ne m’a point encore donné d’argent. Quoique je n’aie pas le sol, je me garde bien de toucher aux 25 louis du chevalier pour les renvoyer quand tu me le diras. Adieu, mon bon ami ; ordonne de moi ; quand j’aurai de l’argent, il sera à toi ainsi que toute ma personne.