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veille de l’affaire de Sinigaglia, où il y aura tant d’ingannati dans le bellissimo inganno. Jusqu’à la veille de cette affaire, César ne verra pas une fois Machiavel (qu’il verra du reste rarement), l’amico ne le verra pas une fois, sans lui reparler de la condotta. Tous les prétextes leur seront bons, car ils ont une bonne raison : le besoin d’argent. Pise nourrit de mauvais desseins, et il y a, dans la comédie que joue César, un certain Pisan qui apparaît bien opportunément sur la scène et rentre bien opportunément dans la coulisse, pour permettre au duc de lui tenir à la cantonade les plus nobles discours, et de s’en faire honneur auprès de la Seigneurie. D’un autre côté, ne dit-on pas que les Dix ont engagé ou vont engager comme condottiere Paolo Orsini ? Paolo Orsini le lui a dit à lui-même. Machiavel sourit, et fait sourire le duc : « Ne vous a-t-il jamais dit bugia veruna ? » — Je ne traduis pas parce qu’il faudrait traduire presque en argot : ne vous a-t-il jamais dit de « blagues ? » — « Si, et souvent. » Mais Machiavel n’aime pas ce thème de la condotta, il sent que le terrain est dangereux, et il s’étudie à « employer des termes qui ne fâchent pas » César.

Les Magnifiques Seigneurs ne sont pas très contens de leur secrétaire, qu’ils accusent, à demi-mot, de négligence ; mais le secrétaire non plus n’est pas content de ses Magnifiques Seigneurs, et, se redressant, il ne se prive pas de leur donner une bonne fois, sous une forme détournée, une leçon de politique. Quel homme croit-on qu’est le duc ? « C’est un prince qui se gouverne de lui-même, » chez qui il faut deviner les choses, mais chez qui elles ne se devinent pas aisément, parce qu’il est très secret, et qui n’a d’égard qu’à lui-même, sans s’en rapporter en rien à autrui. » Et quel homme le croit-on, lui Machiavel ? Est-il un homme à écrire ghiribizzi e sogni, des fantaisies et des songes ? Il lui faut toucher la réalité. Enfin, ici, le vieux jeu est trop vieux : « Refuser et taire n’est pas de mise avec de pareilles cervelles. » Les Dix savent-ils ce qu’on dit ? On dit que, depuis 1499, « pour n’avoir été ni avec la France ni avec le duc, Vos Seigneuries ont été d’abord mal servies par le duc et ensuite assassinées par le Roi. » Quelques lignes de justification personnelle, et la leçon reprend : « Vos Seigneuries me demandent beaucoup de renseignemens, qu’il me semble qu’elles ont eus, si mes lettres ont été toutes lues ; et premièrement, si l’on pense ici plus à la paix qu’à la guerre : je réponds, comme