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« D’arracher du cœur une passion, a dit Bourdaloue, c’est de toutes les entreprises la plus grande et celle où l’homme éprouve plus de combats et plus de contradictions. » Mirabeau attachait trop de prix à sa liberté et à ses ambitions pour les sacrifier bénévolement à aucune femme. Il jouait souvent la passion sans guère la ressentir ; mais il la jouait avec une âme si active et un naturel si brûlant que, lorsqu’il l’avait inspirée, ses victimes ne pouvaient plus se détacher de lui ; alors la pitié, la vanité et une étonnante faiblesse de sa volonté faisaient que lui-même restait embarrassé dans des chaînes qu’il croyait être resté le maître de rompre à son heure. Le caractère de la marquise de Monnier n’était qu’apparemment fait de timidité, de froideur et d’indécision. Un sang riche et impatient échauffait son cœur naturellement tendre, mais qui n’avait pas encore eu un objet digne de lui à qui se dévouer ; dès que cet objet lui serait donné, ce seraient sa fortune, sa réputation, sa vie entière, que cette jeune femme lui sacrifierait. Mirabeau hésita à accepter ce sacrifice entier, parce qu’il supposait de sa part un abandon égal. Il écrivit à sa femme pour la conjurer d’accourir auprès de lui ; et comme il sentait que par sa seule présence, Emilie ne le défendrait pas assez sûrement contre les charmes de Sophie, il lui proposa de fuir Pontarlier, de passer dans le pays étranger, où il prendrait du service. En attendant sa réponse, il remonta au château de Joux et s’y tint enfermé. Cette réponse lui parvint à la mi-octobre ; Emilie déclinait sa proposition :


Au Bignon, le 11 octobre 1776.

… Je croirais vous faire un tort irréparable si je m’engageais avec vous dans une démarche qui vous donnerait l’air d’un fugitif et qui vous brouillerait avec votre père plus que jamais ; j’ose vous dire, monsieur, que vous n’êtes point réduit à cette extrémité, et que, quoique la position que vous endurez soit terrible à supporter, comme elle ne peut ni ne doit durer longtemps, elle ne doit pas vous jeter dans une situation dont il nous serait quasi impossible de vous tirer jamais. Le procès de votre père et de votre mère est toujours pendant ; elle a offert d’assurer son bien à Mme de Cabris, ce qui n’a pas été accepté. Je n’ai su cela que par ricochet, car votre père ne parle jamais de cette affaire.

Vous devez être instruit depuis quelque temps de la perte que je viens de faire ; pour moi je ne l’ai sue qu’hier… Vous me connaissez assez pour n’être pas étonné que je sois réellement très affligée de ce malheur. Au fait, je devais tout à ma grand’mère qui a pris soin de mon éducation et qui avait de la tendresse pour moi ; il y a si peu de gens qui prennent intérêt