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à mon sort, que la perte que je fais m’en devient encore plus sensible.

Je finis, monsieur, en vous renouvelant l’assurance de l’attachement le plus tendre et le plus inviolable, qui ne finira qu’avec ma vie.

EMILIE.


La marquise douairière de Marignane était morte le 26 septembre ; on se rappelle qu’elle avait accru la dot d’Emilie, sa petite-fille et sa filleule, de 60 000 livres payables à son décès ; avec de l’adresse, cette somme aurait suffi à liquider la majeure part du passif de Mirabeau, évalué à 160 000 livres par le marquis du Saillant qui, au printemps de cette année, s’était rendu en Provence pour prendre des arrangemens avec les créanciers ; mais il n’avait pas su dissoudre leur coalition, dirigée par Mme de Limaye, ni réduire leurs exigences, faute de leur donner de sérieux acomptes. Il était du devoir d’Emilie, si elle ne considérait pas son mari comme un prodigue incorrigible, de lui faire le sacrifice de cet héritage, de lui laisser entendre tout au moins qu’elle le lui ferait, à la condition qu’il renonçât à ses projets extravagans. Son silence sur ce point parlait clairement : elle agissait comme déjà séparée de biens d’avec lui. Et elle agissait aussi comme déjà séparée de corps, en refusant doucereusement de partager les derniers mois de son exil à Pontarlier. Elle était plus mal inspirée encore en lui donnant à entendre qu’il était sur le point d’être déshérité par sa mère, abandonnée à l’influence exclusive de l’astucieuse marquise de Cabris. Il en résulta que Mirabeau resserra les liens que, dès le commencement de cette année, il avait renoués avec sa mère, au grand préjudice de l’Ami des Hommes ; qu’il se jugea délaissé par Emilie et libre de tous devoirs envers elle ; qu’enfin, il devint l’amant de la marquise de Monnier. Le 14 janvier 1776, il rompit son ban avec scandale. Le 14 mars, il rejoignait à Dijon Sophie que sa famille y avait rappelée, pensant la soustraire ainsi à son séducteur ; il était arrêté et interné au château de cette ville le 21 ; dans la nuit du 24 au 25 mai, après une première tentative d’évasion avortée, il disparaissait, gagnait la Suisse, de là rejoignait à Lyon Mme de Cabris et son amant Briançon, dînait avec son frère Boniface à Tain, traversait la Provence, entrait en Sardaigne, reparaissait à dix kilomètres de Pontarlier, au village des Verrières-Suisse, où Sophie le rejoignait le 24 août au soir.