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Un mois plus tard, il s’installait avec elle en Hollande, sous les noms de comte et comtesse de Saint-Mathieu.

Tout au long de cette extraordinaire chevauchée, Mirabeau avait dépisté avec aisance les plus fins limiers de Paris, lancés à sa poursuite par son père ; et du jour de la rupture de son ban, sa mère s’était constituée à Paris son avocate auprès des ministres excités à la rigueur par l’Ami des Hommes ; elle avait plaidé avec insistance, énergie, exaltation, et non pas sans avantage. Le « vertueux » Malesherbes, « ministre républicain d’un roi-citoyen, » comme on le désignait alors, avait été ému par cette intervention ; et il avait institué une commission de juges pour examiner le bien fondé des lettres de cachet obtenues à la douzaine par le marquis de Mirabeau contre ses beaux-parens, son frère, sa femme, son fils aîné ; Malesherbes entendait au reste faire réviser de même tous les actes d’arbitraire de son prédécesseur, le duc de la Vrillière. Dans les premières semaines de mai, il interrogeait dans son cabinet le marquis de Mirabeau, en présence de M. de Marignane qui, à l’annonce de la fugue de son gendre, était accouru à Paris, accompagné de son inséparable et imposant cousin, le comte de Valbelle. Père et beau-père requéraient à cor et à cri l’envoi de Mirabeau dans une forteresse ; il en allait, disaient-ils, de la sûreté de leurs personnes et de l’honneur du Roi qui était engagé à faire respecter ses ordres, bravés par un sujet rebelle et un fils parricide. « Mon fils est fol physique, disait le marquis de Mirabeau à Malesherbes. — Je le crois tel, repartait M. de Marignane ; mais j’ose ajouter devant monsieur son père que quand il ne serait pas fol, il serait encore et il est insociable par caractère et scélérat par principes. » Depuis huit mois que Malesherbes était ministre, l’importunité et le crédit de tels solliciteurs n’avaient pas cessé de contrarier son action réformatrice et de fatiguer son zèle pour l’égalité et pour l’équité. Il était chaque jour plus convaincu qu’il était impossible d’assurer la prospérité et le bonheur des hommes dans un royaume où les plus notables dénonciateurs des abus entendaient être exceptés de la règle commune et se réserver l’exercice de l’arbitraire dont ils flétrissaient l’usage chez autrui. Il balançait entre les égards dus à ces faux philosophes et sa compassion naturelle pour leurs victimes, et il ne se voyait le maître ni de soulager celles-ci ni de démasquer ceux-là. Il prit le parti de manifester son découragement,