Page:Revue des Deux Mondes - 1907 - tome 37.djvu/254

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

personne avec qui je causasse en liberté, parce qu’elle était la seule qui ne m’ennuyât pas de conseils et de représentations sur ma conduite.

Des autres femmes de la société où je vivais, les unes s’intéressant à moi par amitié me prêchaient dès qu’elles en trouvaient l’occasion, les autres auraient eu quelque envie, je crois, de se charger de faire l’éducation d’un jeune homme qui paraissait si passionné, et me le faisaient entendre d’une manière assez claire. Mme Suard avait conçu le dessein de me marier. Elle voulait me faire épouser une jeune fille de seize ans assez spirituelle, fort affectée, point jolie, et qui devait être riche, après la mort d’un oncle âgé. Par parenthèse, au moment où j’écris en 1811, l’oncle vit encore. La jeune personne, qui s’est mariée depuis à M. Pastoret, célèbre dans la Révolution, par sa niaiserie, a eu quelques aventures, a voulu divorcer pour épouser un homme que j’ai beaucoup connu, dont je parlerai dans la suite, et dont elle a eu un enfant, a fait quelques folies pour arriver à ce but, puis, l’ayant manqué, s’est jetée avec beaucoup d’art dans la pruderie, et est aujourd’hui l’une des femmes les plus considérées de Paris. A l’époque où Mme Suard me la proposa, elle avait une envie extrême d’avoir un mari, et elle le disait de très bonne foi à tout le monde. Mais ni les projets de Mme Suard, ni les avances de quelques vieilles femmes ni les sermons de quelques autres, ne produisaient d’effet sur moi. Comme mariage, je ne voulais que Mlle Pourras. Comme figure, c’était encore Mlle Pourras que je préférais. Comme esprit, je ne voyais, n’entendais, ne chérissais que Mme de Charrière. Ce n’est pas que je ne profitasse du peu d’heures où nous étions séparés, pour faire encore d’autres sottises. Je ne sais qui me présenta chez une fille qui se faisait appeler la comtesse de Linières. Elle était de Lausanne où son père était boucher. Un jeune Anglais l’avait enlevée, en mettant le feu à la maison où elle demeurait, où elle avait continué, après avoir été quittée par ce premier amant, à faire un métier que sa jolie figure rendait lucratif. Ayant amassé quelque argent, elle s’était fait épouser par un M. de Linières qui était mort, et devenue veuve et comtesse, elle tenait une maison de jeu. Elle avait bien quarante-cinq ans, mais pour ne pas renoncer entièrement à son premier état, elle avait fait venir une jeune sœur d’environ vingt ans, grande, fraîche, bien faite et bête à faire plaisir. Il y venait en hommes quelques gens comme il faut, et beaucoup