Page:Revue des Deux Mondes - 1907 - tome 37.djvu/255

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

d’escrocs. On y tomba sur moi à qui mieux mieux. Je passais la moitié des nuits à y perdre mon argent : puis, j’allais causer avec Mme de Charrière qui ne se couchait qu’à six heures du matin, et je dormais la moitié du jour. Je ne sais si ce beau genre de vie parvint aux oreilles de mon père, ou si la seule nouvelle de mon peu de succès auprès de Mlle Pourras le décida à me faire quitter Paris. Mais au moment où je m’y attendais le moins, je vis arriver chez moi un M. Benay, lieutenant dans son régiment, chargé de me conduire auprès de lui à Bois-le-Duc. J’avais le sentiment que je méritais beaucoup de reproches, et l’espèce de chaos d’idées où la conversation de Mme de Charrière m’avait jeté me rendait d’avance tout ce que je me croyais destiné à entendre insupportable. Je me résignai cependant et l’idée de ne pas obéir à mon père ne me vint pas. Mais une difficulté de voiture retarda notre départ. Mon père m’avait laissé à Paris une vieille voiture dans laquelle nous étions venus, et, dans mes embarras d’argent, j’avais trouvé bon de la vendre. M. Benay, comptant sur cette voiture, était venu dans un petit cabriolet à une place. Nous essayâmes de trouver une chaise de poste chez le sellier qui m’avait acheté celle de mon père : mais il n’en avait point ou ne voulut pas nous en prêter. Cette difficulté nous arrêta tout un jour. Pendant cette journée, ma tête continua à fermenter, et la conversation de Mme de Charrière ne contribua pas peu à cette fermentation. Elle ne prévoyait sûrement pas reflet qu’elle produirait sur moi. Mais en m’entretenant sans cesse de la bêtise de l’espèce humaine, de l’absurdité des préjugés, en partageant mon admiration pour tout ce qui était bizarre, extraordinaire, original, elle finit par m’inspirer une soif véritable de me trouver aussi moi-même hors de la loi commune. Je ne formai pourtant point de projets, mais je ne sais dans quelle idée confuse, j’empruntai à tout hasard à Mme de Charrière une trentaine de louis. Le lendemain M. Benay vint délibérer avec moi sur la manière dont nous cheminerions, et nous convînmes que nous nous suivrions dans des voitures à une place en nous y arrangeant du mieux que nous pourrions. Comme il n’avait jamais vu Paris, je lui proposai de ne partir que le soir, et il y consentit facilement. Je n’avais aucun motif bien déterminé dans cette proposition, mais elle retardait d’autant un instant que je craignais. J’avais mes trente louis dans ma poche et je sentais une espèce de plaisir à me dire que j’étais encore le maître de faire ce que