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mencent donc par jeter un peu de gueldre dans l’eau. La gueldre, sorte de bouillie fabriquée sur place avec des crevettes grises et des mysis pilé, a la propriété de faire « lever » le poisson. On s’aperçoit rapidement de ses effets à certains éclairs argentés qui raient les profondeurs et aussi aux bulles d’air (bouffies ou berven) que la vessie natatoire de la sardine laisse échapper en « levant. » Il est temps alors de jeter la rogue. À petites poignées, en l’émiettant entre ses doigts, le patron la laisse filer à l’arrière. La sardine, avidement, se jette sur l’appât ; les mailles du filet la saisissent par les ouïes. Quand le patron juge la charge suffisante, il hèle ses hommes pour retirer le filet et en immerger un second. Les coups de filet de 5 et 6 000 sardines ne sont pas rares ; on en cite où grouillaient jusqu’à 20 000 sardines. Les pêcheurs ont un terme spécial pour désigner ces coups de filet miraculeux : ils disent que le poisson est « fou. » Ce n’est précisément plus le cas aujourd’hui, où il se montre d’une sagesse qui frise l’indifférence. Sitôt le second filet immergé, les pêcheurs procèdent rapidement au depescage (démaillage) du premier. Deux hommes, — un pêcheur et le mousse, — prennent le filet brasse à brasse et le secouent pour faire tomber le poisson. Si celui-ci résiste, on l’arrache d’un coup sec, quitte à laisser la tête dans les mailles. Cette sardine étêtée ne sera pas vendue ; elle servira, le soir, pour la cotriade du bord.

Trois heures suffisent généralement à la pêche ; mais il faut compter avec le retour. Vraie course au clocher ! Les barques, toutes voiles dehors, détalent vers l’usine. Aux premiers arrivés les meilleurs prix. Tant pis pour les retardataires, qui trop souvent, si la récolte fut copieuse, devront se contenter de salaires dérisoires. J’ai vu des bateaux s’en revenir ainsi avec 60 000 sardines ; mais j’ai vu aussi, à Douarnenez, toute la flottille (800 bateaux) s’en revenir à vide, sauf deux équipes qui avaient péché on ne sait comment, de droite et de gauche, quelques sardines de raccroc. Le baril de rogue s’est épuisé peu à peu ; la sardine était là pourtant, comme en témoignaient les « croix » des mouettes, les plongeons répétés des godes, la couleur de la mer. D’où vient qu’elle soit restée insensible à toutes les sollicitations ? Mystère encore ! On n’a pas ménagé l’appât ; mais à certains jours, on ne sait pourquoi, la capricieuse ne veut entendre à rien, fait grève, refuse de « travailler, » pour parler comme les pêcheurs.