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« Turin, 20 octobre 1797. — Ecoutez, monsieur le comte, une lamentable histoire. J’avais eu l’honneur de vous écrire que si vous m’adressiez quelques lettres, elles devaient être mises à la poste en Suisse. Quel mauvais génie vous a fait oublier cette recommandation ? Vous m’avez écrit par un courrier d’Allemagne, et votre lettre est allée à Milan tomber entre les mains de Buonaparte ! De son portefeuille, elle ne fera qu’un saut dans celui du Directoire, et me voilà perdu dans ce pays, suivant toutes les apparences. Songez, monsieur le comte, au danger épouvantable auquel cette lettre expose le roi de Sardaigne. S’il plaisait à ces messieurs d’imaginer qu’il connaissait mon ouvrage et ma correspondance avec vous, il y en aurait assez pour attirer la foudre sur le Piémont ; et tandis que ce malheureux prince n’ose pas seulement employer ses sujets les plus fidèles pour se tenir en règle avec ses ombrageux alliés, il se trouverait exposé aux plus terribles soupçons pour une chose dont il n’a jamais ouï parler. Enfin, monsieur, je suis inconsolable. Si l’affaire ne sortait pas des mains de Buonaparte, je serais à peu près tranquille ; je prendrais même le parti de lui faire lire mon livre[1]. Il verrait qu’il est d’un homme contraire au parti qu’il aime (ou qu’il défend), mais au moins d’un homme loyal. Il y a d’ailleurs presque toujours dans le cœur des militaires une libre honorable à laquelle on peut s’adresser ; et il y a, en particulier, dans la conduite de Buonaparte des traits véritablement grands, — Monk ne le valait pas. — Je le prierais donc sans façon de me laisser tranquille ; mais croyez-vous qu’il puisse se dispenser d’envoyer votre lettre à Paris ? Je n’en crois rien, et dans ce cas, je suis perdu. Les avocats ne pardonnent rien.

« Vous dire, monsieur le comte, comment j’ai appris ce malheur, et comment j’ai appris ce que contenait votre lettre, ce serait une chose fort inutile. D’ailleurs, je ne puis entrer dans ces détails. Vous m’y donniez le plan d’un ouvrage : il faut penser, au lieu d’écrire, à monter en chaise de poste. Le chagrin que j’éprouve ne m’empêche point de sentir vivement la marque de bonté et d’intérêt que vous m’annonciez de la part de Sa Majesté. Mais, si je reçois la lettre de change, annoncée dans cette autre malheureuse lettre, et qui n’y était point contenue, je supplie le Roi de me permettre de ne point l’accepter. Certainement,

  1. Bonaparte l’avait déjà lu et admiré.