Page:Revue des Deux Mondes - 1907 - tome 37.djvu/881

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

un bonheur de vivre sous un bon prince, mais une nécessité de savoir s’accommoder même d’un médiocre. Surtout, il avait mesuré, pesé, jugé ce que les conjurations coûtent et ce qu’elles donnent : il avait fait le bilan comparé des risques du métier de prince et du métier de conspirateur.

Bien que teinté d’humanisme, et s’en piquant, il ne partageait nullement les illusions des humanistes : en se nourrissant comme eux de l’antiquité, il évitait de se repaître, comme eux, de chimères. « Ainsi que les mauvais médecins, ceux-ci ne voyaient la fin du mal que dans la suppression du symptôme, et s’imaginaient qu’il suffisait d’assassiner le prince pour s’assurer aussitôt la liberté. » Machiavel n’était pas de ces mauvais médecins : ce n’était pas un médecin, mais un anatomiste, un physiologiste de la politique. Il savait, d’une certitude de fait, qu’il ne suffisait pas d’assassiner le prince. Il savait, par l’observation, que le plus souvent, pour une cause ou pour une autre, soit parce qu’on part trop vite, soit parce qu’on tarde trop longtemps, soit qu’on s’arrête trop tôt, les unes parce qu’il y a des lâches, d’autres parce qu’il y a des traîtres, d’autres parce qu’il y a des espions ou simplement des indiscrets, les conjurations ne réussissent pas ; et que, même lorsqu’elles réussissent, il faut encore se demander à quoi elles ont réussi. La leçon qu’il tirait de la conspiration d’Olgiato, il l’appliquait à toutes les autres, et la dédiait à tous les intéressés, tyrans et tyrannicides : « Que les princes apprennent donc à vivre de manière à se faire respecter et aimer, en sorte que personne ne puisse, les tuant, espérer de se sauver ; et que les autres connaissent combien cette pensée est vaine, qui nous fait nous confier trop en ce qu’une multitude, encore que mécontente, en tes périls te suive et t’accompagne. »

Cette vérité, des gens fermés, comme le sont les rhéteurs, à toute réalité, ne l’apercevaient pas ; mais le grand réaliste du Prince, des Discours sur Tite-Live et des Istorie florentine ne pouvait pas n’en point être persuadé : à savoir, qu’à ce mal d’Etat, la tyrannie, cet autre mal, la conjuration, n’était pas un remède ; que ce n’était pas le cas de dire : Morte la bête, mort le venin ; et que, le tyran abattu, la tyrannie n’était pas détruite.


CHARLES BENOIST.