Page:Revue des Deux Mondes - 1907 - tome 38.djvu/170

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Ce dernier bataillon pénétra d’abord dans le village, soutenu par nos bataillons de la gare. Mais l’ennemi était en forces trop supérieures pour qu’il fût possible de le débusquer. La nuit vint.

Cette attaque du village, où les marins du commandant Collet ont fait vaillamment leur devoir, nous coûte environ cent hommes hors de combat, parmi lesquels se trouvaient 11 officiers de marine tués ou grièvement blessés.


Mon frère était parmi ces derniers ; une balle lui traversa le genou : « Souffrir pour toi, ô France !… » Il tomba : à côté de lui tombait aussi son ami de Beausset de Roquefort (Duchesne d’Arbaud). Un long, un grand silence se fit. Sur ce coin de terre rougi par leur sang, la surprise de leur chute, les douleurs aiguës les rendirent immobiles, comme foudroyés. Peu à peu ils reprirent le sens vital, s’appelèrent, se nommèrent, se réjouissant presque de leur fraternelle infortune. « Où es-tu blessé[1] ? — A la jambe. — Peux-tu faire un mouvement ? — Non. — Alors nous ne pouvons plus rien ! » Couchés l’un à côté de l’autre, confondus avec les mourans et les morts[2]. « Vous vous en tirerez, dit le chirurgien, je m’en vais vers d’autres. »

M. de Beausset, alors sous-préfet de…, se mit à la recherche de son frère l’officier de marine. Celui-ci, ainsi que son ami Le Brieux, fut transporté à la sous-préfecture. Là, on écrivit sous leur dictée les détails donnés ci-dessus. Après quelques jours de repos dans cette maison amie, notre cher enfant fut conduit à l’hôpital du Mans, où les soins les plus dévoués, les plus intelligens lui furent donnés. « Il était fort triste, mais courageux. » « Ce n’est pas sur moi que je m’afflige, mais sur mon pays[3]. »

La balle qui l’avait frappé rendait impossible tout mouvement de l’articulation. Bientôt l’hôpital fut envahi par de nouveaux blessés et il se fit transporter chez lui, à Brest[4].

  1. Le matériel d’ambulance était resté à Metz.
  2. Notes écrites un mois après la bataille sur le carnet de campagne de Robert : « Passé trois jours à la sous-préfecture de… chez le frère de Beausset, accueil cordial, nous étions là ensemble. C’était encore très triste, mais plus d’horreur, on parle à cœur ouvert de tout ce qu’on a souffert, de ce qu’on peut craindre de l’implacable ennemi. Malgré de si grands malheurs, j’ai éprouvé, — oserai-je le dire ? — une jouissance de sybarite à m’endormir dans un lit, dans des draps. On ne s’imagine pas ce que nous avons connu de misères de ce genre depuis que nous errons ainsi. N’est-ce pas l’antique Pindare qui appelait l’eau la première des choses excellentes ? Je dis, comme lui, — à défaut de cette eau, nous avions la neige… lorsqu’elle était immaculée. — Nos pauvres matelots ont connu ces privations… mais qu’est cela ?…
  3. Souvenirs de sœur Stéphanie, religieuse de Saint-Vincent-de-Paul.
  4. C’est là que j’ai connu, par l’amitié, une des plus grandes joies de mon existence. Ce mot joie semble une ironie !