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ardeur au profit de causes telles que la défense de la liberté, dont il fut un des champions les plus passionnés au cours de la guerre contre l’esclavage. Son étroitesse d’esprit le limitait dans le choix de ses sujets comme dans sa vie. S’il eut jamais le désir de visiter l’Europe, ce fut pour voir « les montagnes de la Suisse, » et encore estimait-il que celles du New-Hampshire « devaient les valoir. » Il condamnait toute musique. En ce qui concerne les belles-lettres et le succès que l’on en peut espérer, il déclara qu’il eût préféré laisser après soi une mémoire semblable à celles d’honorables médiocrités comme Howard, Wilberforce ou Clarkson, que l’immortelle renommée de Byron. Il ne déserta jamais cette vie d’action vers laquelle les nécessités impérieuses d’un pays qui se crée orientent tout véritable Américain. Pour sa muse, il s’estima longtemps quitte envers elle parce qu’il avait mis en vers les légendes des Indiens (Mogg Megone), les chroniques des Quakers (Cassandra Southwick), des épisodes de la vie coloniale (The Witch of Whenham, Tent on the Beach, Skipper Ireson’s Ride), des incidens de la guerre de l’Indépendance (Barbara Fritchie, Lafayette). Il écrivit des vers sur la Charité, sur la Béatitude, sur des controverses théologiques (Myriam). Il dota l’Amérique patriote et industrielle d’une ode à William Penn et d’un recueil de Chansons des Métiers. Lorsqu’il se décida enfin à tirer de son propre fonds le sujet d’un poème, — son œuvre maîtresse, — Snow Bound (Prisonniers de la Neige), il avait soixante ans. Du sommet où l’avait porté son long effort, la nature et le monde lui apparurent dans un vêtement de blancheur et de pureté immaculées. Cette candeur n’est peut-être pas le moins caractéristique des traits qui précisent cette figure d’un poète américain de la première heure.

S’il y eut des velléités d’amour, des élans de tendresse dans la vie de Whittier, l’âme du poète leur imprima le sceau du quakerisme ; l’aspiration sentimentale se mua en sacrifice mélancolique. Les rares poésies où l’amour est effleuré, comme à la dérobée, sont tristes. Était-ce à l’amour lui-même ou à quelque fiancée enlevée dans sa fleur que Whittier adressait ces vers : « Dieu ait pitié de nous tous qui évoquons en vain les rêves de la jeunesse. Car, de tous les mots douloureux que disent la langue ou la plume, le plus triste est encore : Cela aurait pu être. » Ce qu’il y a de certain, c’est que les biographes de Whittier ferment l’histoire de sa vie sans une allusion à une seule